Que sommes-nous?
Question sans doute aussi vieille que la pensée humaine, aussitôt qu'elle s'est accompagnée de "conscience". Je suis, et je ne peux en douter. Mais c'est quoi, ce "je"? C'est fait comment? Ca vient d'où? Pourquoi moi, là, et maintenant? Comment ça "marche"?
Dès qu'on s'aperçoit qu'on "sait", on veut tout savoir. Et on découvre très vite que tout savoir, c'est long, difficile, impossible...Très vite aussi, on découvre qu'il y en a qui savent tout ; ou, du moins, vous l'affirment. Et puis, on croit avoir tout découvert, tout compris ; jusqu'à ce que l'on soit bien obligé d'admettre qu'on ne sait pas tout, qu'on ne sait rien...à moins de rester satisfait de "tout avoir compris".Mais ça, ça expose à des coups en pleine figure (virtuels ou réels...selon les cas et les moments)
Allons, reprenons-nous. Que sommes-nous? Des humains...Mais c'est quoi? Des femmmes, des hommes et des enfants.Mais encore? Des animaux, des primates. Oui, mais...Avez-vous remarqué qu'il y a toujours un "mais"? Des réponses à tout, qui soulèvent sans exception d'autres questions.
Un jour, il y a longtemps, je suis tombé sur un bouquin de Henri Laborit, qui m'a fourni, non pas la réponse ; mais la manière dont les questions s'engendrent entre elles, comme les "Vache qui rit", en abyme. Nous ne sommes que des molécules chimiques. Impossible de le nier. Un labo correctement équipé, et un gros tas d'heures de travail, peuvent "décortiquer" un bonhomme (ou une bonne femme), et tout dire sur lui (elle) : nature et quantité de tous les constituants chimiques d'un humain, sans exception. Immédiatement, on s'insurge.Et on se souvient qu'on vous a dit : un corps et une âme. La chimie ne me dit rien de mon âme... Mais ...(voilà que ça recommence!) plein de gens de toute sorte, de toute époque, viennent me dire "tout" sur mon âme. Mais ils me disent des choses différentes, impossibles à accorder entre elles. Et là, pas de labo...
Continuons avec Laborit : il me dit aussi que nous ne sommes que des cellules. Et , tout de suite, je vois les labos ...et impossible de ne pas opiner : rien que des cellules, dont on peut tout dire : leurs constituants, leur organisation interne, leur apparition-évolution-disparition ...Ou, du moins, dont on sait comment on pourra un jour tout dire. Ces questions-là ont des réponses à coup sûr, connues ou à découvrir, à rendre plus exactes. Et nous voilà relancés vers de nouveaux mais. parce que nous sommes aussi des organes, et rien que des organes ; un organisme, et rien qu'un organisme ; une personne, et rien que..etc...etc...On va retomber sur cette fichue "âme" , sur laquelle personne n'est d'accord et qui ne me dit rien de mon corps.
Mais ...une autre lecture me revient : Henri Wallon. Un cas particulier : philosophe, puis médecin, puis psychologue de l'enfance. Il écrit quelque part (ça me reviendra) que l'être humain est "de part en part, et individuel, et social".Rien que l'un, et rien que l'autre. Le "individuel", les labos s'en chargent : ADN unique...Pour le "social" :Là, pas de labo, mais plein d'indices concordants. La personne est unique, sans aucun doute ; et elle n'apparaît que dans une société humaine.
Retour à Laborit . Pour lui, tous ces "rien que..." : rien qu'atomes, rien que molécules, rien que cellules, rien qu'organes, rien qu'individu ; tous ces "rien que", donc, ne se contredisent pas.Chacun est un "point de vue", et peut tout décrire de ce qu'il voit, de ce point de vue. Bien sûr, le mais montre son nez : mais comment raccorder les points de vue? Laborit parle de "niveaux descriptifs, interconnectés , sans hiérarchie". Si j'ai bien compris, je ne suis pas "plutôt" des atomes que des organes, je suis intégralement, et l'un, et l'autre, à 100%. Tiens, revoilà H.Wallon...et, en même temps, un nouveau mais ...parce que je comprends bien qu'on peut me photographier de dos, de face, de profil, de trois-quarts, simultanément, avec des appareils tout autour de moi, et au-dessus, et en-dessous (plancher transparent obligatoire). Et, veine inouïe, je sais comment raccorder tout cela : ça s'appelle un hologramme, un "dessin qui montre tout".
L'ennui, c'est que nous n'avons pas encore inventé de dispositif analogue pour "raccorder" nos niveaux style Laborit. De façon savante, on dit la chose en déplorant la faiblesse ou l'absence de "transdisciplinarité" . Même les "sciences dures" ne sont pas raccordées entre elles ; alors, entre sciences dures et molles, et pis encore, entre sciences molles...
Mais, mais, mais, encore et toujours, nous voulons tout savoir, et "tout comprendre" (tout prendre ensemble, en un seul morceau) . Mal partis...D'autant que d'autres empêcheurs de savoir tranquillement me brandissent un autre "mais" : ma, mes photos, même en hologramme, ne me montrent que ce jour-là : j'ai été autrement, je vais devenir autre, je le sais bien.On n'arrête pas le temps...Et tous ces gêneurs, historiens, évolutionnistes, me disent, sans que je puisse les contredire, que ce que j'ai été ne pourra être reconstitué exactement ; et qu'on ne peut avoir que des vues floues et peu sûres sur ce que je vais devenir. Je change, depuis mon premier jour ; et je suis toujours moi, rien ne peut me convaincre du contraire.
Rien que, rien que, rien que...; mais, mais, mais...pas moyen de s'en sortir. Pas moyen, avec notre manière habituelle de penser. C'est elle qui bloque ;pourquoi? Parce que, pour nous le "rien que" est hérité de nos plus lointaines origines : la matière vivante "sait" ce qu'il lui faut pour durer et se reproduiire, ce qui est "bon", ce qui est "mauvais". Rien que...le reste n'existe pas pour elle. Et, pas de chance, nous sommes l'espèce du "mais", nous sommes devenus capables de voir "le reste", d'imaginer "d'autres points de vue". Nous sommes condamnés à vouloir tout savoir, à croire tout savoir ; et à savoir que nous ne savons, que nous ne saurons jamais tout. Condamnés à reconnaître que "tout est à la fois", alors que nous ne voulons, ne pouvons voir, "que" cette partie, cet aspect du tout qui nous intéresse en ce moment. Condamnés à admettre que nos savoirs sont mémoire, et comme tels, "réifiés", fixés ; et en même temps, que chaque jour les modifie, en efface ou en cache, en combine, en déforme des pans.
Il nous faut, en dépit de nos origines, devenir historiens et dialecticiens, relativistes. Autant d'horreurs pour un être vivant...