L'idéologie diffuse à propos d'éducation, dont j'ai voulu décrire quelques aspects dans cette édition, n'a pas surgi par hasard . Je pense qu'elle n'est que l'un des aspects d'un "fonctionnement idéologique" spécifique, qui affecte tous les domaines de notre pensée. Et, au-delà, que ce fonctionnement est héritier de caractères généraux des êtres vivants. Voici pourquoi j'avance cette conjecture, et pourquoi je la considère comme vraisemblable et utile à la réflexion.
1/ Qu'est-ce qu'un être vivant ? Une unité complexe de matière organisée et active . Cette activité propre du vivant a été qualifiée d'"auto-téléonomique" ; c'est-à-dire qu'elle semble avoir pour but la perduration et la reproduction de l'espèce dont l'être est l'un des représentants. La façon dont cette activité se manifeste peut être décrite comme "de choix et de rejets". L'être vivant semble "savoir", infailliblement, ce qui lui permettra de perdurer, et ce qui peut mettre en danger cette perduration. Il recherche et prend ce qui lui est "bon" ; fuit ou expulse ce qui lui est "mauvais". Cette activité bipolaire est la caractéristique essentielle de tous les vivants.
Pour les humains, dotés de conscience et de pensée, et qui ont élaboré le langage, cette bipolarité se traduit par des couples de mots, ou notions, opposés : bon/mauvais, utile/nuisible, signifiant/insignifiant, oui/non, existant/ non-existant, vrai/faux, etc...Ce qui est, chez tous les vivants, tropismes et tactismes positifs ou négatifs ; instincts de recherche, de choix ou de rejets ; conditionnements à "rétribution" positive ou négative (recherche ou fuite) , a des correspondants mentaux, qui impliquent à la fois "signification" (existence reconnue) et "valeur" (positivité/négativité). Cela peut expliquer notre tendance forte à penser par "oui/non", et à juger comme "bon/mauvais". Là pourrait être la source de notre propension aux classements inclusifs/exclusifs, ainsi qu'à un certain manichéisme.
2/Homo sapiens a développé conscience et langage : il "nomme" les objets, êtres, mouvements, transformations qu'il perçoit , et mémorise ce lien perception/dénomination . Il peut, ensuite ,"évoquer" , par un mouvement inverse, les objets, êtres, mouvements, transformations, au moyen de leurs "noms", même hors de leur présence. Le "nominalisme" est une perversion de cette activité : attribuer le statut d'existant à tout ce qui a un nom ; croire qu'il suffit de "nommer" pour donner réalité.
3/ La conscience de soi (et celle, opposée et complémentaire, du non-soi), engendrent une "image du monde" C'est-à-dire, un système de pensées à propos du "réel", qui permet de s'y repérer . Cependant, l'individu humain se sait actif, a mémorisé ses pouvoirs sur son environnement. Un double piège peut entraîner erreurs et illusions : croire que tous les mouvements, toutes les transformations qu'il observe sont dûs à des "acteurs" comme lui, d'une part. D'autre part, croire que chacune de ces "actions" n'a qu'un auteur. Idéologiquement, cela correspond à un "animisme", et à une conception de la causalité "linéaire" et "directe". Et, au-delà, à un "anthropocentrisme" qui tendra à s'assimiler animaux, choses et imaginations, à leur donner "figure humaine".
4/ la création et l'utilisation de "systèmes symboliques" (au premier rang desquels le langage ordinaire) a permis à notre espèce de devenir capable de "projets", d'"inventer demain" (mot d' Albert Jacquard), d'"agir sans agir" (Paul Valéry). C'est l'une des origines de notre puissance énorme sur notre environnement. Mais ici encore, une perversion guette : confondre le signe et le signifié, le symbole et ce qu'il symbolise.
Par exemple, penser que l'argent est "un bien", "une richesse" ; confondre "le drapeau" et son pays .
Les erreurs et illusions signalées ci-dessus : pensée bipolaire et manichéenne, nominalisme, causalité linéaire, anthropocentrisme, réification des signes et symboles, peuvent être considérées comme le terreau fertile où peuvent germer indéfiniment des "thèmes idéologiques" toujours multipliés et renouvelés.
Un prochain article proposera quelques interprétations de caractères de notre paysage éducatif, à partir de cette hypothèse de réflexion critique.