L'enseignement, et plus largement l'éducation, font l'objet d'idées très répandues, anciennes, et très peu mises en cause dans tous les milieux, y compris ceux des professionnels de l'éducation, et des responsables, des décideurs. Il serait facile de multiplier les citations, dans la bouche ou sous la plume (le clavier) d'innombrables personnes, de ces idées, qui s'agrègent en une sorte de redoutable iceberg, aux neuf dixièmes cachés.
Une forme très répandue de ces idées : l'enseignement, l'éducation, ne seraient pas un, ou des "métiers", mais des occupations, des services rendus, des vocations dans les cas extrêmes. Conviction d'autant plus difficile à remettre en cause, qu'elle n'est pas infondée, tout simplement parce que les petits d'homme sont très dépendants, et doivent conquérir, sous la protection des adultes, des compétences "innées"chez d'autres espèces (la marche, par exemple ; ou la sélection de nutriments) ; ainsi que des compétences "culturelles" , relatives à leur milieu humain (la "langue maternelle" en est l'exemple le plus frappant). Et, donc, que, sans même le savoir, les uns sont éducateurs, les autres éduqués.
Cependant, l'espèce humaine a développé tant de compétences diverses, imaginé et construit un monde particulier d'artefacts et de symboles si complexe, que les groupes humains, à un moment de leur histoire, ressentent le besoin de particulariser des activités sociales consacrées à des apprentissages pour les jeunes. Que ce soient des traditions orales (en particulier des cosmogonies, des anthropologies légendaires, des mythes constitutifs d'un peuple), des traditions de savoir-faire (accomplissement de tâches vitales, comme l'accès à des nutriments, la survie en conditions difficiles ), ces apprentissages étaient plus ou moins accomplis dans la vie quotidienne du groupe, et reconnus au travers de rites initiatiques, qui consacraient l'entrée du jeune comme membre "à part entière" dans sa société.
L'évolution culturelle a des rythmes si rapides, que ces apprentissages sociaux "spontanés" n'ont pas longtemps suffi, dans des groupes humains toujours plus nombreux, à activités et coutumes de plus en plus variées, à émergence de compétences toujours plus diverses, et peu à peu devenant inéluctablement spécialisées. Un chimpanzé, un bonobo, savent faire presque tout ce que savent faire les autres individus de son groupe. Mais déjà, des ébauches d'une vie culturelle se profilent : l'atelier de cassage de noix d'une bande, par exemple, est théâtre de "leçons" dispensées par un(e) adulte à un jeune"élève". Dans les sociétés humaines, la division du travail apparaît, et la transmission "de père (mère) en fils (fille)", première forme des transmissions artisanales, qui existent encore largement aujourd'hui dans de nombreux secteurs d'apprentissages professionnels, et sont même prônées au détriment de démarches plus "modernes".
Ces apprentissages sont exigeants en temps. Le jeune primate peut mettre des années à maîtriser le cassage de noix. L'apprenti médiéval passait, lui aussi un temps considérable de sa jeunesse à un travail acharné avant de pouvoir devenir "maître" (le mot n'est pas innocent).La réussite repose, dans ces pratiques, sur une familiarité avec les lieux et les choses ; sur un mimétisme des gestes, des attitudes, des regards, des paroles, avec ceux du maître ; et sur ce que l'on nomme aujourd'hui "réduction d'écart au modèle",; avec force de "pas ça!", "pas comme ça!" Les traces de ces façons de faire sont profondes en chacun de nous. Un exemple remarquable, et observable chaque jour, est celui des réalisations sportives. Le débutant cherche à "faire comme le champion", à imiter sa gestuelle,et même ses vêtements, ses tics ("la chaussure gauche d'abord; toujours!" clip de Z.Zidane). La réduction d'écart au modèle "marche" plus ou moins bien , est onéreuse en temps et en énergie ; mais elle a été longtemps la seule "technique" d'apprentissage , et conserve la faveur et la confiance de beaucoup.
Des conséquences idéologiques sont aisées à pointer. La conviction qu'il faut, et suffit de, savoir faire ou savoir quelque chose, pour être capable de l'enseigner, est très forte et très profonde. Evidemment, les contre-exemples sont innombrables, mais n'entament pas, souvent, cette conviction. Un lien très fort existe entre cette idée, et celle que les qualités d'un enseignant sont surtout "morales". On entend à perte de vue "être patient", "aimer les enfants", "avoir de l'autorité", même chez de hauts responsables, même chez des personnes de haute culture. Autre idée a priori, liée à la "réduction d'écart au modèle" : la conception de l'élève "vase vide, à emplir". L'activité éducative serait à sens unique, donner-recevoir. Et elle n'aurait, donc, aucun compte à tenir d'un élève docile et passif par définition ...ou se montrant "mauvais élève", parce qu'indocile, inattentif, prenant des initiatives par définition malencontreuses. Là aussi, les valeurs sont "morales". L'exception d'un échec durable, sans "faute" de l'élève, s'explique alors "naturellement" par l'absence de "don".
Ces idées toutes faites s'enchaînent sans difficulté...et ont réponse à tout : caractéristique du fonctionnement idéologique. Elles ne sont pas les seules dans le domaine éducatif . Un prochain article en examinera d'autres aspects.