« À Pierre et Philippe »… en visitant l’exposition de Loris Gréaud au Palais de Tokyo, je me disais que ça aurait pu faire un bon titre, qui agirait comme un indice, renvoyant pour certains à la mémoire d’expériences déjà vues , pour d’autres à une énigme.
C’aurait été surtout une manière de s’en sortir et de neutraliser avec l’humour qui manque cruellement aujourd’hui les commentaires des spécialistes sur l’imposture, le pillage, la littéralité stupéfiante des analogies dans l’exposition et surtout de renvoyer dos-à-dos l’inconsistance du spectacle lui-même à celle d’une époque qui traduit chaque geste, tristement, en termes d’occupation d’espace, de visibilité, de branding et de parts de marché. J’en concluais que dans ces conditions, sous cette enseigne, j’aurais probablement été la première à en rire à défaut d’en jouir.
Au lieu de cela et à première vue, que fait Gréaud et qui nous sidère ? Un simple inventaire de pièces prises dans les catalogues récents de Philippe Parreno, Pierre Joseph, Pierre Huyghe, Ugo Rondinone, M/M et quelques autres, une synthèse des années 90 en quelque sorte, dont il a bien compris les ressorts et les procédures et dont il efface soigneusement les traces encore lisibles.
C’est un fait incontestable et le contester, de sa part, reviendrait à une dénégation suicidaire. Car il y a en fait bien d’autres choses à en dire et en faire : un cas d’école. Dire par exemple que cette exposition démontre à quel point les grands récits héroïques du ready-made puis de l’appropriationnisme sont derrière nous, que les mécaniques créatives de reprise, remake, sampling appartiennent dorénavant aux dernières heures du siècle dernier. Et que nous sommes maintenant confrontés à des formes « soft » de vampirisme, qui dévorent tout objet, rendu accessible par les nouveaux outils de la communication, les laissant exsangues comme autant de coquilles vides. Le vampirisme est un sujet sérieux et politique, il rejoint les hantises de l’époque : celle de l’éternelle jeunesse, de l’impossible renouvellement.
Quand on visite une exposition, on la refait, comme on refait le match, de l’endroit d’une expérience singulière et inaliénable. En découvrant dans « Cellar Door » l’étalage d’objets carbonisés, littéralement vidés de leur sang, me revenaient par flashs toutes ces formes initiales, découvertes en plein jour, solaires, animées et incarnées par des désirs collectifs, mal foutues parfois, qui ont accompagné les vingt dernières années. Puis l’envie de les revisiter en pensée, d’écrire à nouveau sur et sous la communication, en un mot d’être critique d’art, dans une langue qui serait encore vivante.
Pourtant ce n’est pas le meilleur de la critique qui s’est exprimé depuis l’ouverture de cette exposition mais la pauvreté de commentaires incultes, sinistres, crispés autour de deux axes qui ne produisent rien d’autre que de la violence : la propriété et le vol. Le lugubre Olivier Céna taxant brutalement Loris Gréaud dans Télérama d’opportunisme, Gérard Lefort y allant à son tour, à coups de truelle et de bons mots, selon ses méthodes habituelles : voleur !
Mais voleur de quoi au juste ? Si les artistes des années 90 ont grandi dans la cour de récré des « voleurs de couleurs » de la pub Kodak, Gréaud appartient lui à une toute autre promotion, en noir et blanc, qui tait ses origines, qui s’appuie par stratégie, par nécessité de survie aussi, sur l’amnésie volontaire d’un système culturel devenu une industrie, et qui ne redoute rien tant que l’histoire. Il appartient à cette nouvelle aristocratie au teint pâle, qui ne supporte pas la lumière, qui peut lire dans les pensées, qui ne se reflète pas, avec un don certain pour la séduction.
« La propriété, c’est le vol !». Est-ce que la démonstration anarchiste de Proudhon peut trouver la moindre actualité dans un temps qui démonétise avec constance bien plus que la révolution de 68, celle véritablement libertaire de 1848 ?Au centre de cette opération de liquidation globale, Gréaud n’est pas seul, mais le seul qui y va tout droit, de sa personne. Au-delà du vol, on lui reproche son succès, son cynisme (il se dit lui-même être potentiellement le « Jérôme Kerviel de l’art contemporain » dans les Inrocks), son talent pour le marketing qui serait caractéristique d’une nouvelle population de « producteurs et managers », condamnée d’emblée par des pulsions morbides d’assomption et de consomption.
Il faut préciser qu’ici comme avant, en France particulièrement, s’exprime toujours avec autant de virulence la détestation de la jeunesse. Elle n’en mourra pas pour autant, comme ceux de ma propre jeunesse, « amoureux solitaires », ne sont pas morts d’avoir été vite rangés parmi les membres passifs et boffisés de la génération X. Quand on nous disait idiots, gâtés, inaptes à produire des pensées originaleset authentiques.
Dans ce cul-de-sac, dont nous saurons probablement tirer ensuite des leçons moins mélancoliques, une dernière pensée me vient pour Jean-François Lyotard, à nouveau à la fête, et ses « Immatériaux », dont nous avions tant aimé à 20 ans le spectacle dé-rangé. En 1985, dans le vestibule d’entrée de cette exposition du Centre Pompidou, qui voulait risquer de penser en l’entravant l’institution et la condition post-moderne, se trouvait un bas-relief Egyptien, l’image d’une déesse offrant un signe de vie, et le son d’un Doppler. La question était alors celle-là: « Les humains recevaient la vie et le sens : l’âme. Ils devaient la rendre, intacte, perfectionnée.Y a-t-il aujourd’hui quelque chose qui leur soit destiné ? »
Une question, un programme qui pourrait nous aider à écrire la légende d’un nouveau siècle où se rejoindraient, par différents transferts et donations, le destin des voleurs et celui des prédateurs.