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C’est sur une intuition de transcendance que Stéphane Krasniewski a imaginé la rencontre de deux artistes révérés des Suds à Arles et de son public. Pour son directeur, l’association des talents, inspirations et délicatesses du musicien-producteur catalan Raül Refree (Silvia Perez Cruz, Cocanha, Rodrigo Cuevas, Perrate…) et du chanteur compositeur marocain Walid Ben Selim (N3rdistan, Le lanceur de dés…) ne pouvaient que tendre vers la magnificence.
Un jour l’Arlésien appelle Walid Ben Selim pour savoir s’il peut se rendre avec lui à Barcelone pour faire la connaissance de Raül Refree. La rencontre se fait autour d’un repas, puis dans le studio du Catalan. Les points communs s’avèrent indéniables : passage dans des conservatoires, questionnements sur les musiques ancrées dans leurs territoires, expériences des musiques actuelles (rock bruitiste, hip hop, électro) ou pratiques de l’écriture pour l’image. Leurs parcours se révèlent parallèles, mais surtout leurs sensibilités complémentaires.
Comme toujours Walid est venu avec ses livres de poésie, point de départ de toutes ses créations chantées, Refree rebondit de son piano à ses guitares. Vite, ils découvrent la géographie du cheminement qui leur convient.
En juillet 2024, ils sont en résidence à Arles puis plus tard au Rocher de Palmer à Cenon près de Bordeaux. Les rôles s’y partagent avec fluidité, Walid se concentre sur la voix et Refree sur le jeu instrumental. Gourmets de musiques rares et d’expressions sensibles, ils imaginent sans mal les contours et le fond de leurs compositions communes.
Ils mettent en musique des textes de poètes soufis qui ont traversé les siècles, réarrangent des œuvres portées par des artistes contemporains, (le Marocain Shamaa Toulali, la Libanaise Oumaima Khalil) ou donnent vie à des compositions jusqu’alors en devenir.
Ils titrent ce répertoire « Dhikra ». La mémoire, convoquée par ce mot arabe, évoque bien sûr les siècles passés à savourer les poésies anciennes, mais salue aussi l’intuition spontanée, héritée de l’adolescence qui gouverne leur spontanéité créative et favorise la naissance d’une réelle amitié, d’une fraternité d’âme et de poésie.
Walid Ben Selim et Raül Refree, vus par Vincent Moon
Cour de l’Archevêché 16h26 Préliminaires.
Sous un soleil dardant, protégés par de grands parasols, techniciens et musiciens s’affairent. Pour l’heure Raül et Walid sont en tenue légère : sandales au pieds et lunettes noires aux nez.
Raül est assis ou debout près d’un piano demi queue Steinway, enlace une six cordes électrique, ampli Fender et pédalier d’effets au sol.
Walid se pose sur un tabouret, devant lui un pied et son micro, un pupitre soutenant quelques livres anciens.
En premier, on teste la guitare électrique. L’ingénieur du son suit la matière sonore, en ajuste les limites, jauge l’espace nécessaire à sa floraison.
Sur les enceintes de retours, une bénévole du festival colle des autocollants « Les Suds à Arles ». Dans nos oreilles, la boucle organique de cordes se stabilise, la magie vocale s’élève. A proximité, des cameramen s’installent, eux aussi répètent. Le concert sera filmé et retransmis sur France 3 le 7 août.
La guitare en bandoulière, une boucle aérienne fixée Raül est au piano, puis anime en même temps les deux instruments.
Une réverbération subtile est associée au chant de Walid qui plane avec grâce.
Le vent s’en mêle. Les musiciens s’interpellent :
“ – On peut jouer avec ?
– On ne peut pas équaliser le vent !“
Le vent dompté, le son trouve son équilibre. Par précaution, un deuxième titre, piano et voix, est engagé. Dans son cœur, dans sa tête, Walid a éveillé tous les mots, toutes les intentions. Dans son corps et son âme, Raül a convoqué tous les possibles sensibles.
Pas besoin d’achever la chanson, inutile d’entamer davantage l’énergie.
Retour en coulisses !
Nour par Walid Ben Selim et Raül Refree, Cour de l’Archevêché, Les Suds à Arles
19H00 au bord du Moment Précieux
Depuis des semaines, ce concert est annoncé complet et la liste d’attente de ceux qui aimeraient profiter d’une défection de dernière minute est réputée longue comme un jour sans pain. Pour les autres l’enchantement est espéré, attendu.
A 19h16 la femme de Refree dépose les notes de script du concert sur le piano du musicien et leur fils raccorde guitare et ampli.
19H30 L’heure de grâce
Fidèle du festival, le journaliste, maintenant Arlésien, Ludovic Tomas, présente joliment le concert. Il évoque le génie catalan et son compagnon de grâce, tous les deux fins prêts à délivrer un joyau bientôt inoubliable.
Vêtus de noir (Raül) et de blanc (Walid), les complices traversent la cour pour rejoindre la scène. En bas des quelques marches qui les séparent du plateau du rituel, ils s’enlacent fraternellement.
Au commencement les notes épurées du piano effleurent les murs plusieurs fois centenaires avant de s’épanouir dans l’air en un ruban léger où se pose le chant de Walid. Du murmure aux cris il reflète la lumière (Nour) des vers de Telemsani poète du XIIe siècle.
Pour rendre hommage à “Al Andalous“, période bénie et mythique où chrétiens, juifs et musulmans inventaient un imaginaire commun, le Catalan et le Marocain se lèvent. Sur sa guitare Refree dessine de doux motifs qui une fois mis en boucle sont rejoints par les glissements mélancoliques des cordes graves. Walid tutoie les vers du Cordoba d’Ibn Zaydoun (XIe siècle)
Continuant de la main gauche la danse de sa guitare, Refree ajoute des accords sautillants sur les touches du piano. La voix de Walid en profite pour caresser le ciel.
D’un beau livre vert posé devant lui, le chanteur touché par la grâce fait notre le Ana Iak (Je Suis à Vous) du mythique et mystique poète persan Hafez
Pour cette envolée, le musicien passe de la guitare au piano puis fait chanter les deux instruments ensemble.
La citation suivante nous ramène au XXe siècle. Shamaa (La bougie) est une pièce du répertoire de Melhoun du Marocain Haj Houcine Toulali (1924-1998), que le duo a fait sien. Du chant jaillit la flamme, la guitare décrit les vagues palpitantes de lumière, le piano entraîne le lent écoulement de la cire.
Mansur-al-Hallaj mystique et martyre soufi (858-922) est le poète préféré de Walid Ben Selim. Deux de ses textes apparaissent dans ce programme. Dans le premier s’y déploie une gazelle (Ghazel). De son passé mythologique à notre présent enchanté, elle est tendrement guidée par une voix amoureuse, un piano attendri. Dans un espace instrumental, un oiseau mélomane survolant la scène, y glisse son pépiement harmonieux.
Les œuvres des créateurs peuvent atteindre des paradis ou connaître mort subite et oubli instantané, comme elles peuvent être assignées à patienter dans des purgatoires. Dayaa (perdu) sort d’un tiroir de Walid Ben Selim. Elle est projetée en plein ciel par une guitare teintée de blues bruitiste qui une fois mise en boucle se complète d’un piano inquiet, accords de crépuscules rythmiques aux dissonances contrôlées. Nimbé d’un écho léger, semblant rebondir entre deux pics montagneux, le chant oscille intensément entre peur et espoir.
Pour Walid, la chanteuse libanaise Oumaima Khalil, proche du grand Marcel Khalifé, possède aujourd’hui la plus belle des voix arabes. Vous faire votre opinion en suivant ce lien.
Ils lui font honneur dans leur reprise de Shuddi (Tiens bon !) En douceur, piano et voix offrent la légèreté du réconfort et la fermeté de la confiance. Face aux troubles, aux violences il faut tenir droit et brandir la force de l’amour. Le chant céleste se mue en solidité grave et terrienne.
Le final porte aussi un message de résilience. Le second texte du martyre poète Hallaj est une supplication : Dawini (Soigne-moi !). Chacun d’entre nous porte sans doute des blessures peut-être encore ouvertes, mais on pense aussi bien sûr aux atrocités subies en Palestine et au-delà. Avec humilité, Refree crée un tapis sonore réconfortant. Avec force, l’incantation de Walid implore les forces supérieures, un peu de clémence pour notre pauvre monde.
Le public est debout, l’ovation est bruyante, enthousiaste, reconnaissante. Humblement, mais dans la joie, les deux hommes l’accueillent et lui donnent suite.
Le poète invoqué au rappel est sans doute le plus présent dans les esprits. Sa vie durant, Mahmoud Dahwich, aujourd’hui immortel, a porté l’âme de la Palestine Il offrit aux Suds à Arles sa dernière apparition récitante en juillet 2008 au Théâtre Antique, en compagnie de ses compatriotes du Trio Joubran, attendu cette année au même endroit ce vendredi 18. Takabar, que l’on peut approximativement traduire par Sois plus grand que moi ! est réinventé avec dignité et grandeur par les deux grands artistes.
Walid Ben Selim et Raül Refree nous ont tenus en émoi toute cette heure passée. Ils ont réussi à extraire toute fierté de l’infinie beauté qu’ils ont créée. Ils l’ont déposée intègre et inoubliable dans nos cœurs et nos mémoires, dans l’air pour qu’elle voyage, dans la terre pour qu’elle repousse.
Choukrane !
Gracias !
Merci !
Les sites des artistes :