Joseph Blot

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Billet de blog 3 juin 2008

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L'homme est un œil pour l'homme

Par Jean-Paul Brodeur, directeur du Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal.La crise du Taser a été déclenchée au Canada par la rediffusion en boucle d’une bande vidéo captée par un citoyen le 14 octobre 2007 à l’aéroport de Vancouver. Cette bande montrait comment Robert Dziekanski, un immigrant polonais débarquant au Canada, avait reçu de multiples décharges de pistolets Taser utilisés par des policiers pour le maîtriser.

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Par Jean-Paul Brodeur, directeur du Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal.
La crise du Taser a été déclenchée au Canada par la rediffusion en boucle d’une bande vidéo captée par un citoyen le 14 octobre 2007 à l’aéroport de Vancouver. Cette bande montrait comment Robert Dziekanski, un immigrant polonais débarquant au Canada, avait reçu de multiples décharges de pistolets Taser utilisés par des policiers pour le maîtriser. Il décéda peu après cette mêlée avec la police. Ces images ont fait le tour du monde et l’on peut encore voir cette bande sur divers sites du Web.

Ce n’est pas la première fois qu’une bande vidéo captant un incident de brutalité policière a causé scandale. En mars 1991, des policiers de Los Angeles ont été filmés par un vidéaste amateur alors qu’ils rouaient de coups Rodney King, un Noir qui résistait à son arrestation. L’acquittement subséquent de ces policiers a déclenché plusieurs jours d’émeutes dans cette ville.

Cet incident a donné une forte impulsion au groupe COPWATCH, créé en 1990 à Berkeley, en Californie. Cet organisme, qui opère maintenant partout aux États-Unis, patrouille dans les quartiers chauds avec des caméras et filme également l’action policière au cours de manifestations. En mai dernier, deux policiers de Montréal qui avaient procédé à l’arrestation mouvementée d’une jeune femme toxicomane ont été acquittés. Cet incident avait été filmé trois ans auparavant par la caméra de l’hélicoptère d’une chaîne de télévision qui donnait des indications sur l’état de la circulation automobile à l’heure de pointe.

Il n’y a pas que la police qui soit filmée en flagrant délit. Lors d’émeutes qui ont suivi une victoire de club de hockey de Montréal en avril 2008, de jeunes émeutiers ont été filmés en train de briser des vitrines et de mettre le feu à des voitures de police. La police a ensuite perquisitionné les locaux occupés par ces chaînes de télévision pour se procurer les images qui n’avaient pas été projetées, afin d’instruire des poursuites contre les casseurs.

Il n’y a même pas besoin d’être professionnel pour faire du reportage. Les jeunes se filment eux-mêmes en utilisant leur téléphone portable quand ils se livrent à la casse. Ils postent les bandes vidéo ainsi produites sur le Web, où leurs amis et les autres utilisateurs de l’Internet peuvent les visionner.

Ces phénomènes participent d’une évolution sociale majeure. On peut tenter d’en rendre compte en utilisant la notion de contrat social. Avant d’être utilisée par Rousseau, cette notion fut articulée par Thomas Hobbes. Hobbes vécut en Angleterre pendant le 17e siècle et il fut témoin des grandes violences qui accompagnèrent la guerre civile dévastant son pays.

C’est Hobbes qui reprit un proverbe latin initialement utilisé par Plaute dans son théâtre : l’homme est un loup pour l’homme. Ce proverbe épinglait la férocité qui prévalait en Angleterre. Afin de trouver une issue à la « guerre de tous contre tous », Hobbes imagina un contrat social par lequel les citoyens cédaient leur droit respectif d’user de la violence les uns contre les autres à un souverain unique. Disposant ainsi d’un monopole de la force, le souverain devait en user pour garantir la paix et la sécurité de ses sujets. Hobbes et les autres théoriciens du contrat social devaient par la suite préciser la base et les modalités du contrat social, notion dont on n’a pas encore épuisé la richesse.

Bien que la force demeure un ressort essentiel de l’exercice de la souveraineté, ce dernier est également adossé à la surveillance. Dans 1984, Georges Orwell nous a fourni la description troublante d’une société à surveillance maximale, dominée par la figure emblématique d’un Souverain qui se désigne lui-même comme notre « grand frère » (Big Brother). Les sociétés démocratiques n’ont pas connu les excès du stalinisme qui servit de modèle à Orwell. On pourrait imaginer que ces excès ont été évités grâce à l’établissement d’un pacte de surveillance entre le souverain et ses sujets, dont les dispositions pourraient être calquées sur le contrat social. Suivons cette piste pour voir où elle nous mènera.

La situation précédant l’établissement du pacte constituerait l’équivalent de la guerre de tous contre tous décrite par Hobbes. Autrement dit, chacun surveille chacun et « l’homme est un œil pour l’homme ». Comme cet état de surveillance généralisée est perçu comme insupportable, on tente donc d’en sortir par un pacte de surveillance analogue au contrat social. Les individus transfèrent donc au souverain leur droit respectif de surveillance en espérant qu’il exercera son monopole de la surveillance au profit de la tranquillité collective. Ce transfert crée une situation caractérisée par trois traits. La surveillance n’est orientée que dans un sens : elle est exercée à partir de l’État vers le citoyen. On dira donc qu’elle est unidirectionnelle. Second trait, la surveillance est asymétrique : le surveillant n’a pas le même statut que le surveillé et le dépasse par sa puissance. La surveillance est donc perçue une agression contre la vie privée et il faut en restreindre l’étendue par l’établissement d’un pacte limitatif. Le pacte établit un cadre où la surveillance est exercée autant que cela est possible dans le respect de la vie privée, les violations de la vie privée étant autorisées par les impératifs de la tranquillité commune.

Dans le cadre de ce pacte, la surveillance est unidirectionnelle. Par exemple, seul l’État peut utiliser légalement des dispositifs d’interception des communications. Dans ce même cadre, la surveillance constitue également une relation asymétrique où l’agent de la surveillance est une entité collective disposant de pouvoirs disproportionnés. De cette disproportion suit le troisième trait de ce modèle de surveillance : l’information qui est recueillie par le « grand frère » est gardée par lui secrète.

Même s’il est en fait aussi fictif que le contrat social (qui ne fut jamais signé par personne), le « pacte de surveillance » est un artifice qui nous permet de faire émerger les présupposés actuels de l’exercice de la surveillance. Il permet surtout de montrer qu’il n’est maintenant aucun de ces présupposés qui ne soit pas remis en cause. En effet, le monopole de l’État sur la surveillance ne lui est concédé que dans un but limitatif. Dans plusieurs pays, comme le Canada, la surveillance électronique (acoustique et vidéo) est soumise au contrôle des tribunaux. Depuis 1976, les organes de l’État canadien doivent solliciter une autorisation judiciaire pour se servir d’un dispositif de surveillance; le ministre de la Sécurité publique est en outre obligé de faire annuellement rapport sur le nombre des autorisations accordées ou refusées par les juges.

De 1976 à 2006, plus de 17,500 autorisations ont été accordées par les tribunaux canadiens, toutes agences de police confondues. Une seule autorisation peut permettre l’interception des communications de tout un groupe de personnes. Pendant cette période de 30 ans, les policiers n’ont essuyé que 16 refus, soit moins d’un refus pour plus de mille demandes. Depuis 1994, les policiers ont sollicité 207 autorisations de surveillance vidéo clandestine, essuyant seulement deux refus. Pour l’essentiel, les juges se comportent comme des pharmaciens qui diligentent assidûment les prescriptions de la police. Au Royaume-Uni, le dernier rapport du Commissaire à l’information soulignait qu’en 2006, il existait une caméra opérant en circuit fermé (CCTV) pour 14 citoyens britanniques. C’est encore trop peu : New Scotland Yard s’est plaint récemment que les images captées par ces caméras n’avaient servi à élucider que 3% des vols avec violence perpétrés dans la rue (The Guardian, 6 mai 2008).

Cette laxité des contrôles sur la police n’ébranle toutefois les raisons d’être du pacte de surveillance que de façon mineure en comparaison des rudes secousses produites par la massification des technologies d’enregistrement et son impact sur les habitus. La nécessité d’établir un tel pacte limitatif reposait sur la croyance que la surveillance était une agression que les gens ne souhaitaient pas subir. Or, il y maintenant de nombreuses présomptions à l’effet que cette croyance est douteuse. Un premier faisceau d’indices tient à la fascination de la célébrité. Lorsque le peintre étasunien Andy Warhol déclara en 1968 que dans le futur chacun jouirait d’une célébrité mondiale pendant quinze minutes, il s’est révélé plus perspicace que bien des sociologues. La prédictionne s’est pas encore réalisée comme telle, mais il devient de plus en plus clair que Warhol a débusqué un désir de reconnaissance largement répandu. Chacun n’a pas encore joui de son quart d’heure de célébrité, mais tous y aspirent. D’où un ensemble de comportements qui ont pour fin de produire une mise en scène de soi destinée au public le plus large possible. Ces comportements vont des communications sur téléphone portable où l’on hurle le détail de sa vie privée et conduisent jusqu’aux séances de déshabillage sur le Web, auxquelles se livrent des ados piégés par des pornocrates. Ils passent aussi par les dossiers qu’on monte sur soi-même et qu’on met publiquement en ligne pour constituer son « réseau social » (FaceBook, MySpace et autres). Il y a toutefois un autre motif que l’exhibitionnisme qui pousse à la collaboration dans la surveillance. C’est le calcul rationnel utilitaire. Au Canada, des passagers qui voyagent fréquemment en avion affirment vouloir s’empresser d’acquérir une carte chargée de leurs données biométriques afin de gagner du temps à l’embarquement.

Sur fond de la volonté persistante d’être reconnu, ce sont les trois autres composantes du pacte de surveillance qui se sont dissoutes. Comme le montrent les illustrations présentées au début de cet article, la surveillance n’est plus exclusivement orientée de l’État vers les citoyens et n’est plus par définition unidirectionnelle. Ce serait simplifier la situation que de soutenir que la surveillance est maintenant devenue polycentrique. Avec les changements technologiques qui font de tout utilisateur d’un téléphone portable un vidéaste en puissance, ce sont les yeux de tous qui sont braqués sur tous, l’idée même de centration étant soumise à une dispersion désordonnée. Cette multiplication exponentielle des surveillants compense la différence de pouvoir entre les surveillants au service de l’État ou de la grande entreprise et les observateurs individuels, qui par ailleurs se regroupent de plus en plus dans des organisations comme COPWATCH ou STATEWATCH. Cette restructuration des relations asymétriques caractéristiques de l’ancien cadre de surveillance multiplie les oppositions symétriques de pouvoir. L’asymétrie étant remise en question, son corollaire l’est également. Les produits de la surveillance ne sont plus accumulés sous le sceau du secret mais sont ouvertement divulgués.

On aura compris que l’expression « pacte de surveillance » a été utilisée pour désigner un modèle de surveillance. Selon ce modèle, la surveillance est désavouée, unidirectionnelle, asymétrique et secrète. Dans le nouveau modèle, la surveillance est voulue, dispersée, réciproque et affichée. Poussons le raisonnement jusqu’au bout : ce nouveau modèle n’en est plus un de surveillance. C’est un modèle de signalement où les signaux sont indéfiniment répercutés. Une société du signalement et de la mise en scène de soi constitue une régression en deçà de ce qui fut le « pacte de surveillance ». La société du signalement est une réinvention par l’artifice technologique d’un état de nature factice où l’homme a le mauvais œil pour l’homme, en attendant de se le mettre sous la dent. Sans renoncer à penser la surveillance, il faut se hâter de trouver les lignes de force de la société du signalement et d’examiner si elles ne pourraient pas être l’enjeu d’un nouveau contrat régulateur.

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