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Billet de blog 22 mai 2008

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Les Tasers au Canada

Par: Jean-Paul Brodeur (identifiant « Joseph Blot »), Directeur du Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal.Alors que la France songe à équiper ses 17,000 policiers municipaux de pistolet Taser (Médiapart, le 21 mai 2008), le Canada songe à décréter un moratoire sur l’usage de ces armes à impulsion électrique.

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Par: Jean-Paul Brodeur (identifiant « Joseph Blot »), Directeur du Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal.

Alors que la France songe à équiper ses 17,000 policiers municipaux de pistolet Taser (Médiapart, le 21 mai 2008), le Canada songe à décréter un moratoire sur l’usage de ces armes à impulsion électrique. Le 14 octobre 2007, Robert Dziekanski, un immigrant polonais débarquant au Canada pour venir y vivre avec sa mère déjà installée dans ce pays, est mort après avoir reçu plusieurs impulsions de pistolets Taser. M. Dziekanski ne parlait que le polonais et fut bloqué pendant plus de sept heures à l’aéroport de Vancouver où il peina à remplir sans aide les premières formalités d’immigration. Quand il quitta les bureaux de l’immigration, il était agité et les autorités de l’aéroport firent appel à quatre agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour l’intercepter. À leur arrivée, les policiers ordonnèrent à Dziekanski de se calmer et celui-ci obtempéra. Néanmoins, ils utilisèrent leurs Tasers pour procéder à son arrestation ; le suspect s’évanouit sous les chocs et décéda peu après. Toute l’intervention policière fut captée par la caméra vidéo d’un témoin, qui fut immédiatement confisquée par les policiers. Ce témoin eut recours au tribunal pour recouvrer son bien, qui lui fut restitué un mois plus tard à la suite d’un ordre du magistrat. La bande vidéo fut diffusée en boucle à la télévision canadienne et ses images firent rapidement le tour du monde. Ces prises de vue où l’on voyait Robert Dziekanski recevoir au moins une autre décharge électrique alors qu’il s’était déjà écroulé sur le sol bouleversèrent l’opinion publique canadienne. Pas moins de huit enquêtes officielles ont été instituées au Canada à la suite de la mort de Robert Dziekanski. L’un des organismes qui poursuit une enquête - la Commission des plaintes du public contre la GRC - a rendu en décembre 2007 un rapport intérimaire.

Le pistolet à impulsion électrique fait sa première apparition dans Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne ; le capitaine Nemo y utilise un fusil électrique pour chasser sous l’océan. L’idée fut reprise par un auteur américain dont le héros se nommait Tom Swift. Le mot Taser est un acronyme formé avec les premières lettres de « Tom A. Swift’s Electrical Rifle » (le fusil électrique de Tom A. Swift). L’arme elle-même a été inventée aux États-Unis en 1969 et mise en marché par diverses firmes au début des années 1980. Elle a rapidement été adoptée par la police de New York. Deux de ses membres ont été condamnés à la prison en 1986 pour s’être servis du pistolet à impulsion comme moyen de torture. La compagnie Taser International a été fondée en 1993 et produit la plus grande partie des pistolets électriques employés selon cette firme par plus de 12 800 services gouvernementaux dans plus de 44 pays. Le Taser s’utilise de deux manières, soit en mode de contact et à distance. En mode de contact, l’arme est appliquée sur diverses partie du corps de la cible et constitue un instrument de « soumission par la douleur » (d’où la possibilité de l’utiliser pour la torture); utilisé à distance, cette arme lance deux dards qui lui sont reliés par fil sur une distance d’environ 10.5 m. et qui infligent une décharge paralysante pouvant aller jusqu’à 50,000 volts.

Le Taser a été adopté par 73 forces canadiennes de police, la principale d’entre elles étant la GRC, qui a accumulé en six ans quelque 2,800 pistolets électriques et entraîné les deux tiers de ses 15,000 agents à les utiliser. Les GRC est le seul corps de police qui a armé la plupart de ses agents d’un Taser. Dans les autres corps, ceux-ci sont plutôt utilisés de façon restreinte par les unités spéciales. La GRC est tenue de rapporter tous ses emplois du Taser et l’utilise en moyenne 500 fois par année. D’après le rapport intérimaire de la Commission précitée, ce chiffre sous-estime l’usage de l’arme électrique. En comparaison, le Taser n’est utilisé en moyenne qu’une cinquantaine de fois par année par les policiers québécois (également au nombre de 15,000). La firme Taser International fait la promotion de ses deux modèles de pistolet (M26 et X26) à l’aide d’un argument toujours repris : l’utilisation du Taser constitue une option de rechange offerte au policier dans des circonstances où il serait normalement contraint de recourir à son arme à feu. Le Taser épargnerait ainsi des blessures, voire des vies, tant parmi les policiers que parmi les délinquants. On peut démontrer que cet argumentaire est fallacieux. D’après les statistiques officielles du comté d’Orange en Floride, l’usage des armes à feu par la police est passé de 5 à 4 coups de feu par année de 1999 à 2001 (avec une pointe de 13 emplois de l’arme à feu en 2000). Pendant la même période, l’usage du Taser est passé de 0 à 228 décharges par année). Il en va de façon analogue pour la GRC. Ses membres utilisent leurs armes à feu de façon relativement peu fréquente, alors qu’ils ont recours au Taser plus de 500 fois par année. En outre, les statistiques de la GRC montrent que les utilisations par contact du Taser sont supérieures de 40% à ses utilisations à distance. L’utilisation par contact du Taserne se substitue pas à l’usage légitime de l’arme à feu. En effet, le policier peut légitimement utiliser son arme de service contre des individus dont le comportement est potentiellement meurtrier. C’est pourquoi on ne parvient pas à imaginer qu’un policier s’approcherait physiquement d’un individu armé pour lui appliquer son Taser sur une partie du corps.Autant vouloir bastonner un malfrat brandissant son automatique. Le Taser n’est donc pas un substitut à l’arme à feu. Il remplace plutôt à moindre danger pour le policier des façons alternatives de maîtriser un individu, telles que l’injonction, la contrainte physique (parfois mortelle, il faut le noter) ou la menace d’utiliser une arme à feu, qui est proportionnellement rarement suivie de son utilisation effective. L’usage généralisé du Taser risque ainsi d’augmenter la brutalité de l’action policière.

On compte au Canada 17 décès homologués de personnes qui ont fait l’objet d’une décharge de Taser. Un rapport d’Amnistie Internationale (2004) examine 74 décès qui se sont produits après administration d’une décharge électrique, parmi lesquels 21 cas ont fait l’objet d’une autopsie. Ce même organisme estime à 290 le nombre de décès subséquents à un emploi du Taser en Amérique du Nord, depuis 2001. Les défenseurs du Taser et, au premier chef, la firme Taser International elle-même rétorquent qu’il n’y a aucun lien de causalité entre l’administration d’un choc électrique au moyen du Taser et le décès qui la suit, parfois de façon presque immédiate. Il n’y aurait qu’une simple succession ou concomitance dans le temps. Au soutien de cette affirmation, on attire l’attention sur une nouvelle maladie, le « délire agité », qui serait dans la plupart des cas le responsable véritable des décès attribués à l’action du Taser. Une étude sur le délire agité, effectuée en 2004 par un policier de la ville de Victoria pour le compte du Centre canadien de recherches policières, est citée par la Commission des plaintes du public contre la GRC dans son rapport intérimaire.[i] D’après l’auteur de cette étude, le sergent Darren Laur, le délire agité se caractérise au premier abord par les symptômes suivants : « force incroyable », « insensibilité à la douleur » et « capacité d’offrir une résistance efficace à plusieurs policiers pendant une période prolongée ». L’auteur ajoute toutefois qu’il faut se garder d’être la dupe de ces symptômes. La maladie véritable dont souffre la personne en proie au délire agité est une forme aggravée d’épuisement physiologique. C’est à cet épuisement qu’il faut imputer le décès des personnes atteintes par une décharge de Taser : elles meurent d’une attaque différée d’épuisement physiologique, où le Taser n’est pour rien. Le délire agité est taillé sur mesure pour la police : d’une part, il justifie l’usage du Taser par le comportement forcené du patient ; d’autre part, il disculpe d’avance l’utilisateur de l’arme en provoquant lui-même la mort par affaiblissement physiologique, sur lequel le pistolet électrique n’a aucun effet de précipitation. On ne nous explique pas comment on peut déployer une « force incroyable » sur la longue durée tout en étant physiquement épuisé. L’étude précise qu’un généticien de Victoria a découvert qu’un Amérindien décédé après avoir subi le choc du Taser possédait un « gène rare propre aux familles autochtones », qui aggravait les effets du délire agité. Guidé par un autre policier (le sergent Chris Butler), l’auteur de l’étude a également appris que des animaux capturés, tels que les cerfs, les ours, les couguars et les mouflons, mouraient parfois subitement d’une « myopathie de la capture » dont les traits étaient tellement semblables à ceux des humains atteints du délire agité que l’auteur n’aurait pu faire la différence entre ces pathologies s’il n’avait su au préalable qu’il lisait une étude vétérinaire sur les animaux (p. 36). Molière aurait apprécié.

Radio-Canada a rapporté le 9 mai 2008 qu’une personne de 82 ans avait subi trois décharges de Taser, allongé sur un lit d’hôpital à Kamloops en Colombie britannique. Cet homme souffrait d’insuffisance respiratoire et délirait quand son respirateur portable fonctionnait mal. C’est ce qui est arrivé le 9 mai dernier. Bien qu’alité, il s’est mis à divaguer et a sorti un petit couteau de sa poche. Les infirmières ont appelé la GRC et trois policiers se sont présentés. Lorsque le patient a refusé de rendre son couteau, le responsable a ordonné à ses hommes de choquer le patient parce qu’ils avaient du travail plus pressant à effectuer dans Kamloops, ce soir là. Ce qu’ils firent, trois fois. Si le patient était décédé, nul doute qu’il aurait constitué un cas classique de délire agité. Interrogé plus tard par la presse sur sa décision, le caporal Scott Wilson a répondu : « qu’une personne ait 20 ou 80 ans, nous avions affaire à quelqu’un qui avait une arme mortelle à la main ». Les policiers souffrent souvent beaucoup plus de l’insécurité que les citoyens qu’ils sont censés protéger. C’est pourquoi on doit y penser à deux fois avant de leur fournir les moyens de décharger électriquement cette insécurité sur autrui.

21 mai 2008/jpb


[i] Laur, Darren, “Excited Delirium and its Correlation to Sudden and Unexpected Death Proximal to Restraint”, Ottawa: Canadian Police Research Centre, September 2005 (doc. TR-02-2005, disponible sur le site www.cprc.org

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