Faut-il "laïciser" la laïcité, c'est à dire la désacraliser, la rendre plus ouverte et pluraliste, plus pragmatique ; ou bien faut-il la renforcer pour définir un espace d'égalité et de cohésion nationale homogène ?
Faut-il exiger des religions l'acceptation du pluralisme civil (car une morale religieuse ou non qui dénie ses effets pervers est immorale) ? N’est-il pas contradictoire pour elles d'accepter le pluralisme théologique, c’est-à-dire de renoncer à leur Révélation et à l'unicité de leur Vérité ?
L' "affaire des foulards" peut être considérée comme l'emblème d'une crise, qui révèle la difficulté à intégrer les "nouveaux français" musulmans dans les termes d'un contrat qui faisait de la séparation du religieux et du politique la base de la possible coexistence entre le droit civil et la sincérité religieuse. En faveur des écoles privées catholiques on invoquera une laïcité flexible, souple à leur culture et à leurs intérêts ; en se tournant vers les musulmans, on invoquera une laïcité inflexible, moniste et rigide. On peut alors dire tantôt : "voyez comme je suis pluraliste", et tantôt : "voyez comme je suis républicain".
Mais il faut se rappeler que les lois laïques ont moins été édictées au rythme des victoires du camp laïc que composées par les "compromis", au sens constructif du terme, qui ont permis à cette laïcité de rentrer dans les mœurs. Dans bien des écoles publiques, on l'a oublié aujourd'hui, les crucifix ont mis du temps à disparaître : il fallait laisser faire le temps. Peut-être en est-il de même pour les "foulards" de certaines écolières musulmanes? Dans tous les cas c'est ce compromis délicat qui est fragilisé, déstabilisé par l'obligation d'intégrer une population musulmane non négligeable.
Un préjugé très répandu est que la France a inventé la laïcité, et que les sociétés musulmanes en sont incapables.
1- Tout d'abord un rappel historique : La laïcisation de l'Empire ottoman. L’Empire ottoman avait inventé des techniques juridiques pour faire coexister des langues, des religions et même des droits différents : la différence entre le droit coutumier, "la" loi islamique et la législation impériale est un des rythmes fondamentaux du monde ottoman, et c'est un des arguments de Pierre Bayle dans sa polémique pour la tolérance civile contre "La France toute catholique" de Louis XIV. Plus tard, les "tanzimat" ont été très loin dans l'invention d'un modèle de laïcité assez original. Enfin les réformes de Mustapha Kemal étaient très avancées dans la voie de la laïcisation : le fait que les femmes turques aient eu droit de vote avant les Françaises en est l'indice.
2 - En islam un sujet doit être jugé selon l'école de droit islamique dont il relève, et plusieurs écoles peuvent exister sur le même territoire ; il y a là en germe un pluralisme juridique dont Mohamed Arkoun a raison de penser que, repris et développé, il a beaucoup à enseigner à l'Occident
Or pour revenir à notre préjugé, c'est lui qui rend la société française incapable d'imaginer à quel point elle peut être perçue de l'extérieur comme une société de "chrétienté" : jusque dans ses média les moins chrétiens. Le grand discours d'émancipation universelle et d'humanisme (quasi théologique!) qui anime ses intellectuels les plus anticléricaux, peut aussi être entendu (et non sans quelque raison) comme un discours "missionnaire".
Une image-miroir intéressante entre la Turquie et les pays européens, et la France :
Au fond la plupart des questions soulevées par cette crise française de la laïcité pourraient être transposées dans le contexte turc : la laïcité turque aussi ne perçoit pas bien à quel point elle n'est que la forme sécularisée d'un islam sunnite et hanéfite officiel, en situation de quasi-monopole. Le problème se pose donc dans la mesure où une part de plus en plus importante des intellectuels et des responsables turcs se disent qu'on ne peut pas imposer la laïcité de l'extérieur, sans qu'il y ait une structure d'accueil interne aux religions qui rende la greffe laïque possible. Mais, cette structure théologique suppose une critique interne des religions qui n'est possible que dans un contexte de pluralisme religieux. Or ce pluralisme, et par là cette critique théologique interne, sont bloqués par la structure même de la laïcité turque. L’interventionnisme de l’État en matière religieuse (la nomination et l'envoi d'imams dans les communautés turques immigrées, par exemple) a fait de l'Islam sunnite une sorte d'appareil idéologique d’État, à l'exclusion des tendances plus hétérodoxes : les alévis, les chafi'ites kurdes, etc … à l'exclusion aussi des mouvements islamistes qui sont en train de bricoler dans les banlieues d'Istanbul, de Francfort ou d'ailleurs un nouvel islam semi-politique.
Bien des pays européens sont plus sécularisés que laïcs, et pour eux ce qui compte d'abord c'est le pluralisme et le libéralisme religieux réels. Bref, l'intégration à l'espace européen, à ses alliances multiples, à sa forme réticulaire même, exigerait un peu moins de monisme républicain et un plus de pluralisme démocratique. De plus, le modèle laïc français exige une séparation étroite, un désinvestissement de l’État par rapport au religieux.
De ce point de vue, le modèle turc lui paraît incohérent : l'inscription de la religion sur la carte d'identité, issue du vieux système des "millet" et des obligations du traité de Lausanne, est anti-laïque au possible, et porte un germe d'apartheid qui est le contraire de l'esprit de la laïcité, sauf si cette dernière n'est que le paravent pour imposer l'unité religieuse et politique nationale, c'est à dire pour exclure ou assimiler les diverses "minorités".
Obéissance à Dieu et/ou transgression des lois.
Historiquement, il n'est pas possible de réduire la laïcité à la sécularisation libérale : les lois laïques fondamentales sont celles du mariage civil, d'une souveraineté politique et juridique non gagée sur la religion (ce n'est pas le cas aux États-Unis), la garantie de totale liberté des cultes tant que ceux-ci ne cherchent pas à empiéter sur la souveraineté nationale (ce n'est pas le cas en Turquie). Dans la proportion où une religion place l'obéissance à Dieu au-dessus des lois du pays (ce que d'une certaine manière font toutes les religions), elle peut le faire éthiquement, comme une exigence supérieure ou une objection de conscience (souscrire à l'interdit de l'avortement par exemple). Mais elle peut être placée dans des situations limites de transgression des lois ; c'est ce qui fait que toute religion comporte une part non seulement de morale ou de conviction privée, mais de clandestinité et d'illégalité.
Comment répondre à la question de l'identité et de la légitimation du lien civil dans une société bouleversée par la révolution industrielle et la mondialisation des techniques et répondre à la question de la coexistence dans le même espace politique et social de plusieurs identités, religions et de plusieurs formes de société, qui doivent renoncer ensemble à la prétention hégémonique ? (Régis Debray, dans sa "Critique de la raison politique" (Paris, Gallimard, 1981)).
Une éthique laïque peut répondre à cette double question. Le maître-mot de cette éthique pourrait être la civilité. Celle-ci intégrerait une dimension de civisme, au sens républicain, (mais serait irréductible au civisme, au sens où celui-ci définit une sphère de légitimité homogène, où les acteurs parlent le même langage et adhèrent aux mêmes valeurs d'intérêt général, de solidarité et de participation). La civilité suppose l'acceptation que dans la cité tout le monde ne parle pas le même langage, qu'il y a une pluralité de sphères de légitimité hétérogènes, et elle suppose la capacité chez les acteurs à passer d'une sphère à une autre. Mais la civilité suppose également que dans cette diversité les acteurs jouent fair-play, soient à ce qu'il font et respectent les règles respectives des différentes sphères où ils évoluent, ne mangent pas à tous les râteliers et construisent un minimum de cohérence. Pour mieux faire sentir la différence de cette civilité avec l'éthique du civisme qui avait jusque là constitué le fond de l'éthique laïque, il est proposé le nom d'"urbanité" qui, à y bien réfléchir, décrit mieux l'éthique laïque de notre temps, contemporaine d'une révolution urbaine sans précédent.
Tous les cultes, précisément parce que tous comportent une visée universelle, témoignent que nos universaux sont toujours encore régionaux. Énoncer cet avantage des religions n'est pas abdiquer toute approche critique des préjugés religieux. Au contraire, c'est aussi exiger des religions, si elles veulent accéder au privilège de l'urbanité qu'elles acceptent de n'être (à cet égard) que des langues, et qu'il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu'il n'y a de langue universelle. Mais cette condition est-elle exigible des religions?
C'est d'un point de vue proprement théologique d'abord qu'il faut réfuter cette objection. Au nom de quoi des "usurpateurs" revendiqueraient-ils pour eux le monopole de la langue de Dieu, ou de sa légitime interprétation?! Par quelle présomption réduiraient-ils leur Dieu à se tenir entièrement dans leurs formes de cérémonies et de société?
La religion n'a pas pour seul but l'identification de soi ni la légitimation d'une société. Il est essentiel à la greffe laïque que les diverses confessions religieuses acceptent que le "Dieu" qu'elles honorent est plus grand que l'honneur qu'elles lui rendent.
Il faut exiger des religions le pluralisme civil, car il y a désormais plusieurs "langues de Dieu" mêlées dans nos villes et nos sociétés. Mais ce n'est pas forcément le pluralisme religieux qui est demandé : en elle-même, chaque religion, comme toute création véritable, et dans cette mesure là, "implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus sinon même à leur négation". L'urbanité ne consiste pas à changer de discours ou de confession comme de chemise, mais à accepter leur pluralité même s'il y a un point où l'on fait corps avec l'un d'eux, pour soi inéchangeable.
Si l'urbanité semble la condition éthique de la laïcité, c'est parce que celle-ci suppose la cohabitation dans la même société de plusieurs morales. Toutes d'ailleurs pourraient tour à tour raconter leur propre tradition, argumenter leur prétention à l'universalité, et interpréter (par la déconstruction ou par la reconstruction) leur traduction dans les contextes les plus insolites
Les diverses "morales" doivent accepter chacune qu'elles ne peuvent pas avoir "d'effet vertueux" sans avoir aussi des effets pervers. Une morale qui dénie ces effets pervers, du point de vue de l'urbanité, est d'une certaine manière immorale. C'est pourquoi une société vivante a besoin du débat éthique, du débat entre plusieurs éthiques ; et ne pas se contenter d'une réponse, même bonne, à chaque problème, ni à tous. Les morales aussi ont des limites. Pour finir sur l'espace proprement politique qui nous manque, l'éthique de l'urbanité et le droit laïc s'étayent réciproquement. L'urbanité demande un droit laïque au sens où, comme chaque citoyen doit être considéré dans le même temps comme "laïque et ..." (relevant d'un style de traditionalité ou d'universalité morale particulier), le compromis laïque suppose dans le même temps un droit public et social plus cohérent (il s'agit d'organiser la justice, de fonder la cohésion sociale en corrigeant les inégalités par l'équité du projet ou du contrat que ce droit exprime), et un droit civil plus différentiel et pluraliste (il s'agit de résister à une intégration juridique purement gestionnaire, et d'assurer la coexistence de diverses formes de convictions ou de vie dans la même société).
Telle est la forme du droit laïque que suppose l'urbanité qui devrait être cherchée.
Référence électronique : Olivier ABEL, « La condition laïque: réflexions sur le problème de la laïcité en Turquie et en France », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-iranien [En ligne], 19 | 1995, mis en ligne le 14 mai 2006, consulté le 18 juin 2013. URL : http://cemoti.revues.org/1686
Extraits choisis -