
Un patient, une situation et cela fait resurgir de ta mémoire des souvenirs lointains; tu es familier de ces « flashback » habituellement tournés vers des patients disparus: une façade, une allée parfois suffisent, et ta mémoire restitue pêle-mèle les images du passé ... Il t'est même arrivé sous un porche d'imaginer Palabaud ou plutôt son médecin, Jean Reverzy (1) qui comme toi sillonnait le même quartier.
Aujourd'hui ta mémoire te ramène bien loin, au plus profond de l'Auvergne et cela dissipe un temps les luttes syndicales et la mort lente de la médecine générale:
L'appel de nuit en milieu rural est dans l'immense majorité des cas toujours motivé (ce qui est loin de l'être en ville !). Les 15 km enneigés te paraissent interminables, tu as du mal à repérer la route tellement la neige est abondante cet hiver, la voiture part dans tous les sens à chaque virage; enfin tu repères au loin une ferme éclairée, il ne reste plus qu'à trouver le chemin qui y mène.
Tu entres dans la pièce principale et découvres une scène de Zola: le sol est de terre battue, humains et animaux partagent la chaleur de l'âtre, la pièce communiquant directement avec l'étable semble-t-il, dans un coin le grand père manifestement hémiplégique aphasique est calé dans un fauteuil défoncé, un homme jeune s'agite et geint sur une couche, le centre de la pièce est encombré d'une table immense où sont éparpillés des reliquats des derniers repas (instantanément tu penses à un collègue qui préconise parmi les "indispensables" du médecin de campagne la "chemise cartonnée" protectrice, avant de s'installer pour écrire !), les femmes préparent une boisson chaude.
Le diagnostic est facile, il a une colique "frénétique" comme dirait Coluche; contrôle des urines, il prend un verre à moutarde décoré "Maya l'abeille" sur le bord de ce qui doit être un évier, te fournit difficilement un peu d'urines, la bandelette confirme l'hématurie… Double injection (PROFENID, MORPHINE), tu n'as plus de désinfectant, on te tend une bouteille anciennement de Pastis, et dont la seconde vie est plus consacrée à une production maison !
Tu sirotes lentement le bol de café fumant gentiment servi par les dames en attendant les effets du traitement. Tout en rédigeant tes ordonnances (sur la protection salvatrice) tu surveilles le malade qui commence à s'apaiser. Tu griffonnes la feuille de soins, tu les trouves miséreux et n'oses réclamer la totalité de tes honoraires de nuit faisant l'impasse sur le kilométrage ! A ta grande surprise tu es prestement réglé en espèces retirées en haut du buffet d'une "boîte à biscuits coffre-fort" bien garnie.
Le lendemain, passant à proximité au cours de ta tournée, tu t'arrêtes à la ferme, il est guéri, te montre le calcul récupéré selon la technique préconisée, te remercie mille fois, te fait faire le tour du propriétaire, décroche et t'offre au passage un saucisson maison…
De jour la ferme est immense, il a une centaine de têtes de bétail, l'homme gère un domaine de plusieurs hectares et la famille est propriétaire d'une bonne moitié du village !
De retour à la cuisine, tu lui demandes à contrôler le pipi, il reprend la chope Amora, essaie vainement de te fournir des urines mais n'y parvient pas. « Qu'à cela ne tienne » dit-il, il trempe le verre dans une bassine à vaisselle, le secoue pour évacuer l'eau, de la main gauche attrape une bouteille remplie de l'alcool maison (tu l'as reconnue elle t'a servi d'antiseptique) et te le tend en disant:
« vous prendrez bien la goutte Docteur !…»
(1) Jean REVERZY « Le passage» (1914-1959) médecin généraliste à Lyon, Prix Renaudot 1954; une petite place dans le 3è arrondissement porte son nom, c'est le «square Reverzy»