Jeunes mariés, son conjoint était décédé d'un accident du travail alors qu'elle était enceinte de 6 mois. A tout juste 25 ans, Isabelle avait attendu d'accoucher et s'était défenestrée. Elle se trouvait en coma dépassé alors que jeune externe je débarquais ce matin là dans ce service de réanimation pour polytraumatisés. Elle était belle, même avec la tête pansée, et au bout de 30 ans, son regard bleu vide de vie hante encore ma mémoire.
Alors que je prenais mon tour de garde, le réanimateur sortit furieux de la chambre, j'étais le premier sur qui il "tombait", c'est moi qui ai pris sa rage en pleine gueule : «... tu te rends compte, il n'ont pas voulu me filer ses rognons !... » Il m'avait tellement "séché" que je n'avais pu lui dire le moindre mot. Je l'avais trouvé odieux. Les parents de cette pauvre fille étaient là près d'elle en état de mort cérébrale, écrasés par la douleur, incapables de penser à quoi que ce soit, immobiles, dans un silence que seul le respirateur venait rompre comme un métronome. En quelques mois ce couple de retraités venait de perdre leur gendre, leur fille, et tous leurs espoirs; la terre s'effondrait sous leurs pieds et il ne leur restait qu'un bébé orphelin. A eux non plus je n'ai pu rien dire, je n'ai pu que mettre une main sur leur épaule et attendre de pouvoir contrôler mon émotion. J'ai tenu à être présent près d'eux jusqu'à la fin.
Des années plus tard, en travaillant au contact d'insuffisants rénaux j'ai souvent repensé à Isabelle et à son réanimateur: là je voyais de jeunes patients, parfois des enfants en insuffisance rénale terminale qui ne vivaient que grâce à la dialyse et dans l'espoir d'une greffe qui les sauverait de ces pénibles séances d'épuration. J'ai alors mieux compris sa révolte même si la violence du propos était choquante: au delà de la mort d'isabelle que l'on ne pouvait plus sauver, au delà de la tragédie que vivait cette famille, il y avait la vie, la vie de patients qu'il aurait été possible de transformer; la vie de malades suspendue à un beeper ou un coup de téléphone, la vie de ceux-là qui vivent dans l'attente et l'espoir, pour échapper à leur tragédie.
C'est un peu aussi en "souvenir d'Isabelle" et de la détresse de ses parents que des cartes de donneurs sont toujours bien en vue sur mon bureau: faire un choix clair de son vivant est une aide précieuse en direction de sa famille si malheureusement elle s'y trouve un jour confrontée.