Billet de blog 21 septembre 2008

Marcel Garrigou-Grandchamp (avatar)

Marcel Garrigou-Grandchamp

Médecin Spécialiste en Médecine Générale

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La médecine est au service de qui ?

Christian SAOUT, Président du CISS (1), s'intéresse prioritairement à la médecine libérale et dit qu'elle « doit être au service de la population »Mais, la médecine est au service « des individus et de la Santé Publique », c'est le fondement de la Déontologie, ce qui est totalement différent même si cela ne l'a pas effleuré !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Christian SAOUT, Président du CISS (1), s'intéresse prioritairement à la médecine libérale et dit qu'elle « doit être au service de la population »

Mais, la médecine est au service « des individus et de la Santé Publique », c'est le fondement de la Déontologie, ce qui est totalement différent même si cela ne l'a pas effleuré !

Article 2 du Code de Déontologie Médicale: (article R.4127-2 du code de la santé publique)
« Le médecin, au service de l'individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité.
Le respect dû à la personne ne cesse pas de s'imposer après la mort.
»

Dire qu'elle n'est qu'au service de la population est un raccourci réducteur introduisant une notion de subordination à l'autorité administrative et politique.


Les propos du porte-voix du CISS concernent aussi la répartition des médecins libéraux sur le territoire, mais celui-ci oublie:


- La répartition des médecins au sein des spécialités
- La fermeture par l'Etat de toutes les petites structures hospitalières
- Le désengagement et la fermeture des services publics de l'état en milieu rural.

Nous vivons aujourd'hui le résultats des erreurs stratégiques en matière de santé depuis 25 ans !

- Aujourd'hui il y a par exemple 50 000 médecins généralistes, en 2018 il n'y en aura plus que 25 000, autant dire que l'on ne sait pas encore ce qu'est la désertification ! Et il est trop tard pour corriger la démographie ou faire marche arrière, 2018 est dans 10 ans et c'est le temps minimum nécessaire à la formation d'un médecin.
Les raisons de ce désastre étaient pourtant prévisibles car dépendantes de la démographie et la donnée "âge des médecins en exercice" est connue au niveau de tous les organismes ayant des responsabilités au niveau du système de soins; mais le raisonnement absurde de nos responsables politiques était que le nombre des médecins faisait leur "force" (entendez leur poids politique) et était responsable de la dérive des comptes sociaux. Il fallait donc réduire leur nombre à tout prix et le numerus clausus avec concours à la fin de la 1è année de médecine instauré en 1972 a diminué de façon drastique le nombre des futurs médecins sans l'ajuster au nécessaire remplacement des générations en place. Nos responsables ont ainsi laisser de côté parfois 90% des promotions éliminant dans un gâchis humain et prévisionnel gigantesque ceux qui nous manquent aujourd'hui.
- Aux erreurs quant au nombre se rajoutent des erreurs quant au genre: non seulement il n' y a pas assez de médecins mais ils sont mal répartis au niveau du territoire et au sein des spécialités: le nombre de médecins formés par spécialité devrait être défini en fonction de la politique de santé publique, et bien non, il dépend du nombre d'internes destinés à faire fonctionner les services de CHU ! Et je me souviens d'un débat parlementaire à l'instauration du numerus clausus où il était aussi question de diminuer le nombre d'internes dans les hôpitaux; un Député médecin, "patron" dans un CHU s'était levé et avec son accent marseillais s'était déclaré dans un cri du cœur: « eh con ! et qui c'est qui va faire le boulot si il y a moins d'internes ? »

Comment reprocher aux jeunes médecins de s'orienter vers les spécialités les plus lucratives et les moins pénibles ?
Comment reprocher aux médecins de fuir les campagnes alors que l'état s'y désengage massivement en fermant bureaux de poste, tribunaux, services fiscaux ...

Le siège social du CISS est-il situé au plus près de la population, dans la France profonde ? Non, il est dans la capitale !

De toute manière il est trop tard et aucune mesure dissuasive ou coercitive ne pourra faire revenir des médecins libéraux en zone déficitaire; vous pouvez créer des maisons de santé, ce seront des coquilles vides, il n'y aura pas de candidat sauf à les salarier et encore à un niveau en rapport avec les contraintes (comptez plus de 5 K€ mensuels minimum).

Les contraintes pesant sur les médecins généralistes exerçant en libéral sont devenues telles qu'il n'y a aujourd'hui plus de candidat aux "travaux forcés" à 70 h par semaine, aux repas à toute heure, à la vie de famille brisée et à la mort prématurée par infarctus ou au bord d'une route la nuit !
Dans les 10 à ans à venir il va se libérer plus de places en secteur salarié pour les médecins généralistes que de sortants de l'université: le choix sera vite fait, vous pouvez ranger le "bâton" et la "carotte" devra être très attractive!

En ce qui concerne la rémunération des médecins le Président du CISS s'est déjà illustré (notamment sur les ondes de FRANCE INTER) par des propos provocateurs, et dire que les médecins libéraux exercent « avec le chéquier de la collectivité » n'est qu'une rodomontade de plus qui va d'ailleurs comme un gant aux diverses associations qui vivent de subventions: il y a bien sur le site internet du CISS des rapports d'activité dont le dernier remonte à 2006, beaucoup de financeurs publiques et quelques privés comme des banques s'intéressant au secteur de la santé, des mutuelles et autres fondations satellites de l'industrie pharmaceutique mais rien sur sa comptabilité !


Que reste-t-il de libérale à la médecine ? Il faut là faire un peu de sémantique en analysant les diverses significations de l'adjectif libéral:
- L'indulgence et la tolérance sont certes des qualités souvent portées par les médecins,
- La liberté civile et politique est également prééminente; même si les médecins sont classés plutôt à droite, ils ont à plusieurs fois montré leur indépendance face à cette couleur politique (voir le résultat des élections consécutives aux plans SEGUIN et JUPPE).

- Mais le véritable sens (qui est l'indépendance vis à vis d'un ordre, d'un organisme professionnel ou du système commercial) est à des années lumière de notre exercice et depuis fort longtemps, exactement depuis l'avènement de la Convention médicale, de l'Ordre des médecins ou des URML !
Enfin pour en revenir à la notion de service public que vous souhaitez voir imposer aux médecins prétendus libéraux, il faudrait expliquer à la population comment vous comptez l'articuler avec la législation et notamment
- Celle sur les horaires de travail: à un médecin qui a travaillé 8 heures le jour, la société peut-elle demander (voir exiger par réquisition et vous êtes favorable au projet de Loi « Hôpital Santé Patients Territoire » de Roselyne Bachelot qui durcit les sanctions à l'encontre des médecins qui les refuseraient) de travailler la nuit ! Et de ne pas avoir de repos compensateur le lendemain étant donné qu'il est devenu impossible de se faire remplacer.
Prendriez-vous un avion en sachant que le pilote est exténué de fatigue et a déjà volé pendant 8 heures ? NON, parce qu'il ne pourrait même pas décoller, les autorités de l'aviation civile étant plus responsables que celles de la santé publique ! C'est pourtant la situation des médecins généralistes effectuant les gardes de nuit que vous entendez leur imposer !
Un des aspects de la désertification est bien là, et je voudrais donner un exemple: soit un bassin de population rurale où exercent 2 médecins, l'un d'eux arrive à l'âge de la retraite et du fait des problèmes démographiques détaillés plus haut ne trouve pas de successeur: celui qui se retrouve seul peut-il assumer le jour la patientèle de 2 médecins et en plus travailler toutes les nuits et week-end 365 jours/365 ? Jours et nuits ? Alors il dévisse sa plaque et s'en va en ville et cela fait un désert médical de plus; et cette situation va se répéter en s'amplifier dans la décennie à venir !
- Celle sur les assurances: il se trouve que le médecin exerçant en garde acceptée ou imposée se retrouve sans assurance en cas de sinistre: le médecin exerçant sous réquisition n'est plus assuré et l'état semble ne pas vouloir couvrir ce risque, c'est ce que vous appelez exercer avec le chéquier de la collectivité ? Le médecin exerçant sans repos compensateur risque de voir son contrat RCP (2) annulé ayant mis la "sécurité d'autrui en danger" du fait de sa fatigue ?
La justice semble avoir pris conscience de ces problèmes et de nombreuses réquisitions préfectorales de médecins sont annulées.

Le CISS stigmatise «Les» médecins en accusant l'ensemble des dérives d'une minorité notamment en matière de dépassements d'honoraires et si nous lui appliquions le même traitement médiatique il faudrait peut être que le CISS apprenne à balayer devant les portes associatives non épargnées par ce genre de dérives ou alors il a la mémoire courte et a oublié par exemple l'ARC !
Une fois de plus en disant « la médecine » ou « les médecins » vous oubliez que le corps médical n'est pas homogène, qu'il y a d'énormes disparités, que la société demande toujours plus d'efforts et moins de reconnaissance à la même catégorie, et que les médecins généralistes représentent pourtant le dernier rempart de la sécurité sociale solidaire et des plus démunis, mais est-ce bien ceux là que vous entendez défendre ?

(1) CISS: Collectif Interassociatif Sur la Santé.
(2) RCP: Responsabilité Civile Professionnelle.

PS: certains médias commencent à s'intéresser aux problèmes des médecins généralistes, comme Eric LEMASSON dans "Le journal de la santé de la 5".

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