Comité de Veille et d’Étude - JOP 2024 : A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle ! De nombreuses compétitions internationales viennent d’être annulées ou reportées dont les JO de Tokyo, comment analysez-vous ce report ?
Patrick Clastres : Le report a été difficile à admettre pour le Japon qui a montré un certain retard par rapport à l’inquiétude des athlètes. Cet épisode révèle la difficile adaptation de la « machinerie » économique et politique japonaise face à la déflagration d’une épidémie qui l’épargnait encore en mars. En revanche, du côté des athlètes occidentaux, on a vu des convergences se structurer grâce aux réseaux sociaux pour demander un report des jeux dans le sillage de la sécession des sportifs professionnels allemands (Athleten Deutschland) survenue à l’automne 2017. Ces derniers s’étaient alors organisés indépendamment du comité olympique allemand pour réclamer leur part de l’argent olympique au point que le CIO a dû procéder à un réaménagement de la Règle 40 de sa Charte. Le CIO, de son côté, a réagi plus lentement que les instances du football au point de laisser croire qu’il donnait la priorité aux enjeux économiques sur la santé des athlètes. Cela s’explique par la nécessité de renégocier les contrats avec les sponsors de Tokyo, des Comités Nationaux Olympiques (CNO) et du CIO lui-même, et par la complexité du calendrier sportif international qui a explosé depuis les années 80. Par un effet domino, le report des JO 2020 oblige toutes les grandes compétitions internationales de 2020/2021 à se repositionner.
La pandémie a conduit à l’évanouissement du calendrier sportif international qui s’est quasi instantanément effacé devant les priorités sanitaires et économiques. Le CIO a pu imposer le report des JO de Tokyo à l’été 2021 sans générer d’obstruction de la part des fédérations internationales sportives (FIS). Soit c’est sa dernière démonstration de force et son influence va diminuer, soit au contraire il va resserrer son emprise sur les FIS qui, il faut le rappeler, contestent son autorité depuis les années 1920. Je m’explique, à part la FIFA et World Athletics, et mis à part le cas particulier des ligues professionnelles aux Etats-Unis, les FIS dépendent financièrement du CIO qui leur reverse, ainsi qu’aux comités nationaux olympiques (CNO), environ 90% des bénéfices générés par les JO. Soit la récession économique fragilise les FIS et accroît leur dépendance vis-à-vis du CIO (c’est presque certain pour celles qui n’ont de visibilité médiatique qu’au moment des JO), soit elles tirent la leçon de cette crise pandémique pour rechercher les voies de leur indépendance financière.
CVE : Est-ce que cela va conduire selon vous à revoir, dans le jour d’après, les formes de rencontres sportives ?
P. C. : Les grandes crises peuvent figer les réalités du moment tout en favorisant de manière souterraine une accélération des transformations en cours.
Ainsi en est-il des athlètes qui pourraient se solidariser à l’échelle mondiale sous la forme d’un syndicat global ou bien de syndicats professionnels par sport (comme en équitation depuis deux ans) sur le modèle du tennis. Au tournant des années 1960 sont apparues l’Association des tennismen professionnels (ATP) puis celle des joueuses (WTA) qui sont aujourd’hui plus puissantes que la FI de tennis.
Mais d’autres transformations sont déjà à l’œuvre qui concerne le cœur même de l’olympisme : son programme sportif. Le CIO est confronté à une équation complexe car il fonctionne avec des compétitions issues non pas du monde d’hier, mais du monde d’avant-hier. C’est-à-dire qu’il traîne derrière lui un programme d’épreuves olympiques constitué à la fin du 19ème siècle : l’athlétisme et la natation, la gymnastique aussi, le tir et l’escrime avec le pentatlon moderne, la lutte et l’haltérophilie… Toutes pratiques en fort recul pour les digital natives de l’Atlantique Nord et de l’Asie Pacifique. Les sports qui plaisent à ces jeunes sont notamment les pratiques de glisse ou à risques. Le CIO a su réagir dès les années 1990 pour les jeux d’hiver mais, aux jeux d’été, il se heurte à de fortes oppositions de la part des diplomaties sportives de certains Etats. L’épisode de la lutte que le CIO a tenté de faire disparaître des JO il y a quelques années a entraîné une alliance défensive entre les Etats-Unis, le Sénégal, l’Iran et tous les Etats de l’ancien Empire ottoman de la Bulgarie jusqu’à l’Asie centrale.
Certaines FIS comme en athlétisme ou en natation ont fait évoluer récemment leurs formats compétitifs et pourraient être tentées de se détacher du CIO. C’est peut-être aussi le cas du judo qui a organisé un système de compétition mondiale ressemblant à l’ATP en tennis.
De nouvelles compétitions, expérimentées dans le cadre des JO de la jeunesse depuis 2010, seront proposées aux jeux de Tokyo (surf, skateboard, et escalade indoor). C’est possible en diminuant le nombre d’épreuves dans d’autres sports plus traditionnels et en jouant sur les catégories de poids. Le CIO pourrait fort bien se saisir de la crise actuelle pour accélérer le glissement vers de nouvelles pratiques, y compris en supprimant certaines épreuves du monde d’avant-hier. Les sports de force et de combat, qui génèrent du dopage et des paris truqués, sont au premier chef, concernés.
Dans certains cas, le CIO utilise des FI pour absorber de nouvelles pratiques. Comme la gymnastique au sol et aux agrès intéresse de moins en moins les « digital natives », la FI de gymnastique tente d’absorber le Parkour. De même, le CIO a investi World Dance, l’univers des danses de salon compétitives, pour créer des comités de Breaking dans ses propres fédérations nationales et ainsi organiser les sélections pour les JO de Paris. Dans le cas des compétitions de jeux vidéo (improprement dénommées e-sport), la difficulté est plus grande car les fédérations nationales qui sont en train de naître ne sont en rien le rassemblement de clubs mais des consortiums de marques qui ont leurs propres équipes sur le modèle du cyclisme.
Le monde d’après pourrait être davantage encore des ligues professionnelles négociant avec des syndicats d’athlètes que celui des FIS coiffées par le CIO. Et encore c’est sans compter avec l’univers parallèle des marques qui inventent de toutes pièces des compétitions comme Red-bull ou des champions comme Roger Federer qui a lancé sa Laver Cup.
Nous vivons dans un monde globalisé où le local et le transnational sont plus réactifs que l’échelon national sauf en temps de crise. Les JO du monde d’après pourrait être sans maillots nationaux mais avec des maillots de club comme c’était le cas de 1896 à 1908. Des maillots de club à des maillots de marques il n’y a qu’un pas. Pourquoi le CIO conserverait-il le modèle national s’il était menacé de disparition ?
CVE : Quels rôles les grands évènements sportifs jouent-ils au niveau international ?
P. C. : On peut repérer trois étapes dans ce qu’il convient d’appeler la diplomatie sportive d’influence (soft power sportif) : la victoire par sportifs interposés, l’organisation d’épreuves-monde, et la diffusion d’un récit national en direction des opinions publiques de par le monde (country telling). Depuis le début du 20ème siècle, les acteurs-clé du sport américain ont clamé partout que leurs victoires démontraient la supériorité de leur modèle politique, social et économique. Cela participe de l’idée de « Manifest Destiny » selon laquelle les États-Unis sont nés pour ouvrir la voie du bonheur à l’humanité. Dès la création des JO, les Etats sont aussi entrés en concurrence pour organiser l’événement : en 1896 et 1900 entre Grèce et France, en 1904 les États-Unis, en 1908 les Britanniques, en 1912 les Suédois et les jeux étaient prévus à Berlin en 1916. Hormis la Grèce, ce sont les plus grandes nations sportives d’avant 1914. Puis le CIO a joué tout au long de son histoire de la mise en concurrence des cités et pays organisateurs comme Paris a pu l’éprouver à trois reprises avant d’obtenir ceux de 2024. Assurément il y a une accélération de cette compétition pendant les années 1970 de la Guerre froide sportive.
Plus encore depuis les années 1990, l’organisation des JO sert à faire du « country telling », ce que les Britanniques ont parfaitement réussi en 2012 à Londres. Ils ont même vendu la réussite de l’évènement avant même qu’il ait eu lieu. Leur cérémonie d’ouverture a proposé au monde entier un roman national pour se redonner une centralité dont le Brexit fut l’épilogue.
Aujourd’hui, pour la France, l’enjeu n’est pas simplement le nombre de médailles. De plus, organiser les jeux ne sert guère à faire de la croissance ou à remédier aux inégalités dans les territoires comme en Seine-Saint-Denis. Le COJO de Paris 2024 n’a pas saisi suffisamment, de mon point de vue, cette nouvelle dimension. La France n’a pas bonne presse au niveau international. Elle est perçue comme un pays hautain, intolérant, divisé, fracturé, tout à fait représentatif de l’ancien monde. Ces JO pourraient donner à La France l’opportunité de montrer au contraire l’histoire d’un pays créatif et métissé, extrêmement divers de par ses origines et ses cultures.
CVE : Les JO de Londres n’ont -ils pas eu des conséquences sur les choix politiques des États ? Sur le modèle du mangement du sport ?
P. C. : Pour les JO de Londres, les organisateurs ont mis en place un système de management néo-libéral fondé sur les résultats à court terme avec mise en concurrence des sports et aussi des champions pour avoir les subventions. Leurs entraîneurs ont également joué avec les limites thérapeutiques du dopage et de l’embrigadement psychique des athlètes. Alors que le Royaume-Uni se classait en moyenne au XXe siècle au 10e rang au tableau des médailles et avait plongé au 36e rang à Atlanta en 1996, l’agence gouvernementale UK Sport créée en janvier 1997 a obtenir des résultats tout à fait incroyables : 10e en 2000 et 2004, 4e en 2008, 3e en 2012, 2e en 2016. Mais depuis, leurs résultats sont orientés irrémédiablement à la baisse. Et puis le stade olympique de Londres a trouvé difficilement repreneur, le budget sport du ministère de l’éducation a été coupé avant les jeux et l’afflux des nouveaux pratiquants n’a pas duré plus d’un an. Bref, les Jeux de Londres auront été une magnifique entreprise de communication qui ne s’est pas privée de dénigrer les jeux de Rio 2016 pour renforcer l’image de leur réussite. La vraie réussite des Jeux de Londres fut le succès populaire et médiatique des épreuves paralympiques !
Quant à la capacité d’un évènement sportif à agir sur un territoire comme c’est souvent avancé pour le « 93 » (département de Seine-Saint-Denis), on ne peut qu’être dubitatif. Harry Edwards, l’entraîneur et mentor des Black Athletes qui ont levé le poing à Mexico en 1968, l’a clairement démontré dans l’ouvrage qu’il a publié l’année suivante : les jeunes Afro-Américains devraient plutôt investir leurs études que se laisser prendre au piège du rêve sportif professionnel. Par ailleurs, comment comprendre que seul un événement comme les jeux de Paris permette de faire travailler ensemble les différents échelons territoriaux ? En est-on arrivé à ce point de discorde politique que l’on est incapable ne trouver des convergences autrement que dans des situations exceptionnelles ?
CVE : Enfin, si de nombreuses questions sociales se posent en effet, la question écologique ne nous pousserait-elle pas à aller vers l’organisation d’autres types d’évènements sportifs ?
P. C. : L’argument écologique avancé par les dirigeants nationaux et internationaux du sport relève le plus souvent d’une forme de communication qui permet de faire oublier d’autres enjeux autrement plus importants. Quel est l’intérêt de produire les médailles de Tokyo avec le métal de recyclage des smartphones quand l’événement lui-même génère des flux de gaspillage et de transport considérables dans un pays qui a connu en 2011 l’accident nucléaire de Fukushima ? Certes, les sportifs professionnels sont, avec les dirigeants politiques et les cadres d’entreprises, parmi les plus gros consommateurs de voyages internationaux. Quant au tourisme sportif des spectateurs qui vont suivre leurs équipes, il est important mais loin d’égaler celui des vacanciers. Gardons la proportion des choses avant tout. Le monde du sport n’est pas un gros pollueur comparativement à la pollution industrielle et agricole, notamment de pays comme la Chine et les Etats-Unis. La véritable contribution écologique du sport se situe sur le plan pédagogique, au niveau de l’éducation anti-gaspillage réalisée par les éducateurs sportifs des clubs de quartier. Répétons-le, le sport n’est pas intrinsèquement éducatif : il a pu servir et continue à servir les pires régimes. Il ne devient éducatif, au sens démocratique de l’émancipation individuelle et collective, que par l’exemplarité de ses champions, de ses dirigeants et de ses éducateurs.
La pandémie actuelle va peser et limiter les regroupements dans les stades. Il suffit de penser au cluster généré par le match de Ligue des champions du 19 février 2020 entre l’Atalanta Bergame et Valence. Le monde politique sera-t-il assez clairvoyant et ferme pour empêcher la reprise des matchs avec spectateurs ? Si nous prenons la direction de compétitions sportives sans spectateur, le monde d’après aura-t-il besoin de stades comportant des gradins ? Après tout, la billetterie représente peu dans les budgets des gros clubs alors que le coût de la sécurité est élevé. Tout cela pourrait bien accélérer le processus de transformation des championnats européens de sports collectifs en ligues professionnelles fermées. Il en va tout autrement du stade olympique qui n’existe comme tel que durant les quinze jours de compétition. De ce point de vue, les jeux de Tokyo 2021, s’ils peuvent se tenir, pourraient fort bien servir de laboratoire à des compétitions olympiques à guichets fermés.