Billet de blog 1 mai 2011

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France et Tunisie: Révolutions jumelles

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Mediapart publie le texte du discours prononcé le 28 avril par Arnaud Montebourg, à Hammamet en Tunisie, devant le forum de réflexion Réalité.

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«Merci à Hakim Ben Hammouda, un grand économiste, un ami, plaideur infatigable de la cause tunisienne, de son pays, votre pays qui a ces derniers mois fait une démonstration extraordinaire au monde entier, pas seulement à l'Europe ou à l'occident, mais pour commencer à lui-même, à ses voisins immédiats, à ses amis, et à tous ceux qui doutaient que le monde arabe pourrait évoluer. Il y avait une sorte de chape de plomb de fatalité, tel que d'ailleurs l'occident le prétendait, le proclamait et le disait, comme s'il y avait une coupure insurmontable entre les deux rives de notre belle Méditerranée, nos deux mondes à jamais opposés et opposables, pour ne pas dire incompatibles. Merci à Tayeb Dahar pour son invitation, lui dire la richesse des débats. J'ai appris beaucoup sur la situation que nous n'observons que de trop loin au contact de vos orateurs et de leurs analyses.

Je suis d'abord venu dire l'admiration, et je pèse le mot, c'est un mot choisi avec soin, que je partage personnellement avec des millions d'autres français pour l'œuvre révolutionnaire que vous avez accomplie, pour ainsi dire, à mains nues.

Les Tunisiens, sa jeunesse, ses femmes ont écrit une page glorieuse de votre histoire, mais aussi donné une leçon de courage, de caractère, de grandeur au monde entier. Je repense à la lettre que ce jeune homme de Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi, a laissé comme ultime message politique au sens pur du terme à sa maman avant de s'immoler par le feu. Cette lettre a bouleversé les Français, montrant ainsi le sens du sacrifice et a servi d'ailleurs aussi d'exemple, et je suis assez malheureux de voir à quel point le suicide est devenu une arme politique. Sait-on ici qu'il y a 3 jours un salarié de France Télécom s'est immolé par le feu devant son lieu de travail. Le sentiment de misère, la corruption, l'injustice, l'humiliation, l'arbitraire existent de façon microscopique dans la vie quotidienne ou à grande échelle systémique selon les latitudes ou les longitudes ; il appartient toujours aux hommes et aux femmes de les faire reculer par leurs actes individuels et collectifs. Cela appartient à leur œuvre de passage sur Terre.

Les Français, qui en connaissent un rayon en matière de Révolution, en ont été des spécialistes tout au long du 19ème Siècle, faisaient souvent la Révolution. Ils n'ignorent pas le risque et la fatalité des mouvements de contre-révolution : s'il y a mouvement de balancier dans un sens, on croit souvent qu'il ne pourrait y avoir qu'inéluctable mouvement de balancier dans l'autre sens, immédiatement après. C'est ce que les Français ont appris dans les siècles précédents. Mais je repensais, citée par Edgar Morin, à la phrase du philosophe allemand Hegel, saluant la Révolution Française de 1789, qui écrivit « Ce fut un splendide lever de soleil ». C'est la phrase qui pourrait parfaitement convenir à la Révolution Tunisienne.

Que s'est-il joué dans la Révolution de Jasmin pour des millions de Français qui ont une partie de leur histoire dans le Maghreb, qui y ont leurs racines, qui ont d'ailleurs entretenu secrètement parfois ou très ouvertement une certaine nostalgie, qui aiment y retourner, pas seulement en touristes car dans le touriste, il y a le citoyen, l'observateur, l'amoureux des paysages, des odeurs, du bruit, les narrations des générations précédentes ; il y a tout cela dans la venue de ces millions de Français qui viennent en Tunisie, certes à Djerba ou Hammamet mais pas seulement ; ils y viennent parce qu'ils savent qu'il y a un petit bout de nous-mêmes dans votre grand et beau pays.

Ce qui s'est joué je crois, c'est le partage des aspirations démocratiques qui soudain n'étaient plus le monopole de l'Occident.

C'était une sorte d'apanage, bien quasi personnel des pays occidentaux qui donnaient la leçon à la terre entière. Et puis il s'est joué là, par la révolte populaire, l'affirmation que cela était une valeur universelle. Il y a eu d'ailleurs un penseur français qui déclara avec juste raison «la Révolution de Jasmin c'est la défaite d'Al Qaida». On croyait que la jeunesse arabe cherchait à se jeter dans les bras du terrorisme, de la violence extrémiste et radicale du salafisme, dans le kamikazisme pour résoudre ou plutôt ne pas résoudre ses problèmes. Cette croyance vous avez permis de la combattre. Car on nous expliquait que nos univers, nos civilisations, nos sociétés, nos cultures, nos identités étaient irréconciliables, croyance alimentée par la théorie du "choc des civilisations". Et si ce n'était pas un choc ce devait être à tout prix un fossé des civilisations.

La question du "multiculturalisme qui aurait échoué" est utilisée par les dirigeants des droites européennes dans les pays de l'Union européenne comme une preuve que nous ne pourrions pas vivre ensemble puisque nous n'avons pas les mêmes valeurs. Le mouvement est parti des néo-conservateurs américains et c'est la droite américaine qui a imaginé ce séparatisme des valeurs, puis le langage sur les croisades, puis le passage à l'acte vers la confrontation, l'escalade, desquelles découlerait l'obligation inévitable de se faire la guerre, d'abord symbolique puis, pour finir militaire.

Le ministre de l'Intérieur du gouvernement actuel de mon pays, Monsieur Claude Guéant, n'a pas utilisé pour rien ce mot de "croisade". Je vais vous dire à quel point est ancrée dans les têtes la fatalité qu'il y aurait à ce que nous soyons ennemis, culturels d'abord, donc forcément un jour, physiques. Et je voudrais dire aux Tunisiens, qui m'entendront peut-être, et je veux vous en remercier, qu'il y a en France de très nombreuses personnes qui sont Françaises, qui pratiquent une autre religion, qui sont d'une culture arabo-musulmane pourrait-on dire, qui ont des racines, j'en fais partie même si elles sont lointaines, même si mon grand-père a fait la guerre pour la France, il était Français puisqu'Algérien, il mangeait parfois du jambon, il buvait du vin de temps en temps, il n'avait aucun sens de la religion, et comme Voltaire l'avait appris aux citoyens, nous nous moquions à la fois des Eglises pour respecter mieux la foi et le mystère chez ceux qui voulaient la pratiquer en leur intériorité.

A chacun son histoire, mais ce qui reste de cette histoire, c'est que l'appartenance à une République, à un projet construit par des citoyens qui délibèrent ensemble, est toujours plus fort que l'écrasement du déterminisme, culturel, religieux, identitaire hérité de sa propre histoire personnelle. Anna Arendt, une autre philosophe allemande, avait dit « l'éducation, c'est l'arrachement à sa propre condition ».

Les Tunisiens nous ont montré que l'éducation leur permettait de s'arracher à certaines fatalités, de chasser son despote, et après être descendus dans la rue pour en chasser un, certainement pas en organiser le retour d'un autre dans les urnes : l'islamisme, même light et soft. J'ai grande confiance dans votre Histoire qui se déroule et que vous fabriquez sous nos yeux, car cela me paraitrait être une incohérence, une inconscience et une inconséquence. C'est donc la protection des valeurs portées par la Révolution tunisienne que nous recherchons avec vous et leur consolidation. Car la Révolution française et la Révolution de Jasmin sont des révolutions jumelles même si elles ont 200 ans d'écart.

Ce matin j'ai rencontré votre formidable Premier ministre, qui m'a fait l'amitié et l'honneur de me recevoir. Nous avons parlé des réformes qui viennent d'être adoptées sur le terrain électoral vous permettant de vous constituer en II ème République, et en Constituante.

Nous évoquions la leçon faite à la France, et je repensais qu'en 1849 la première femme avait décidé de braver l'interdiction pour elle de se présenter au suffrage universel et qu'elle fut d'ailleurs condamnée pénalement et exilée. C'était sous le II ème République française, de 1848 à 1851, qui périt sous les armes du coup d'Etat de Louis Napoléon Bonaparte, le neveu du premier. Vous avez aujourd'hui fait la preuve, à travers ce décret loi qui est sur le point d'être signé, de la parité intégrale. Vous serez au mois de juillet à 50 % de femmes au Parlement tunisien.

Vous aurez dépassé 250 ans de batailles politiques françaises. Les combats d'Olympe de Gouge, de Louise Michel pendant la Commune, de Gisèle Halimi, d'Yvette Roudy en 1981, Ministre de François Mitterrand, et toutes ces générations de femmes françaises qui ont fait notre histoire, ces combats qui en France n'auront pas produit plus de 16% de femmes à l'Assemblée nationale française, au XXIème siècle, en 2011, à l'Assemblée Nationale où j'ai l'honneur de siéger depuis 14 ans et où les hommes sont encore trop nombreux. C'est un signe que l'Histoire est capable de s'accélérer dans des proportions extraordinaires, et que ce mouvement peut se poursuivre, se renforcer et s'implanter dans les têtes et les coeurs.

Evidemment la question du travail de consolidation des acquis de la Révolution est sérieusement posée. Et c'est évidemment une question qui nous intéresse, nous Français. Si nous partageons ses valeurs, nous souhaiterions que la Révolution de Jasmin s'impose durablement, qu'elle rayonne encore de ses feux dans le monde, et que les Français qui pourraient lui reconnaître cette gémellité avec celle qui fut fondatrice pour notre pays, la reconnaissent comme une part d'eux mêmes. Il en est de même pour l'Union européenne également, puisque les valeurs de votre Révolution sont en partage avec celle de l'Union. Pourtant, nous voyons apparaître, c'est vrai, les éléments du risque contre-révolutionnaire, toujours inévitables dans de telles circonstances : désordre, tentatives de radicalisation, d'extrêmisation du débat, multiplication des divisions aussi.

Je discutais avec certains dirigeants de partis politiques progressistes tunisiens et leur disais que 63 partis politiques, puisqu'il y en a un 63ème qui vient d'être autorisé aujourd'hui, fait naître le risque que finalement les Tunisiens se dirigent dans ce brouhaha démocratique vers les messages simplistes, les plus clairs et les plus proches d'eux. Le message islamiste a ces avantages pour l'instant, et exige qu'une alternative alliant la même clarté, la même simplicité et la même proximité soit construit du côté progressiste et moderniste, afin d'assurer la consolidation de l'acquis révolutionnaire. Ceux qui ont expérimenté et étudié le phénomène algérien d'il y a 20 ans, au moment où la première transition algérienne s'est brutalement achevée sur la victoire du FIS, savent et se souviennent de ce qui se produisit en 1991: 4 partis sur les 61 autorisés après le mouvement de libéralisation ont seulement dépassé le seuil des 5% aux élections algériennes de cette époque.

Attention, 60 partis avec chacun 1% des voix, cela peut faire 60%. Et si un seul autre parti fait 40% des voix à lui tout seul, il aura gagné l'élection. Il y a donc obligation de s'unir, de faire sacrifice d'un certain nombre de désir d'expression, car la priorité n'est pas d'établir des partis politiques mais d'établir durablement la II ème République tunisienne. Il y a donc obligation de construire un pôle, une alliance ou une fédération de partis progressistes qui aient un programme commun, ayant la même clarté, la même lisibilité et qui s'attache à être dans la proximité vis-à-vis de la population.

Dans tous les pays du monde qui ont fait l'apprentissage de la démocratie il y a longtemps, nous la réapprenons chaque jour. Même pour organiser nos primaires de la gauche en France, nous avons observé de près comment Barack Obama a relancé la démocratie américaine qui ne votait plus qu'avec environ 50% des américains à toutes les élections présidentielles. En France, nous aussi nous avons nos diplômés chômeurs, nombreux, des Français d'ailleurs souvent issus de l'immigration. Des gens qui ont bien travaillé à l'école, qui ont 22-23 ans, qui ne trouvent pas de travail parce qu'ils s'appellent Mohamed, Samia, et parce qu'ils habitent tel quartier qui aurait mauvaise réputation.

Nous aussi nous vivons une crise de confiance dans la politique, avec des taux d'abstention élevés qui sévissent le plus fortement dans les couches populaires frappées par la crise économique. C'est aussi là que les dérives extrémistes, de droite en l'espèce, trouvent leur terreau fertile. C'est donc bien la question sociale et économique qui sont au premier rang des expériences d'échecs des tentatives de transformation du monde, qu'elles soient des réformes ou des révolutions.

L'impatience sociale née de la Révolution de Jasmin est évidemment le point le plus fondamental que nous devons traiter avec toute la précaution et l'urgence nécessaire. L'Union européenne aura à apporter à la table de la pérennité de la Révolution des moyens pour permettre la confirmation du mouvement démocratique aux élections du 24 juillet prochain. La campagne recentrée et modérée du parti islamique Ennadha, qu'à titre personnel je n'ai pas demandé à rencontrer, me paraît inspirée toute en duplicité.

Il y a souvent une alliance objective entre les extrémismes au nord et au sud, les radicalités du nord et du sud, qui ont besoin les uns des autres pour alimenter leur fonds de commerce de la peur électorale. Au nord, les droites européennes et particulièrement françaises ont besoin des islamistes au sud pour alimenter la peur, et construire l'opposition permanente entre nos cultures, nos identités, et nos modes de vies. Nous autres en face, nous avons besoin d'unir nos forces pour faire la démonstration au Nord que nous partageons les mêmes valeurs et qu'il nous est possible de vivre ensemble puisqu'au Sud nous partagions les mêmes valeurs. En somme, il est très important en France et en Europe qu'il soit montré, que la Révolution ne connaîtra pas de reflux, de ressac, et qu'elle ne sera pas un accident, une parenthèse de ces cent derniers jours.

C'est la raison pour laquelle vous me permettrez de dire de façon tout à fait libre qu'il est très important que les forces progressistes tunisiennes s'organisent et construisent un pôle alternatif à celui du message en duplicité du parti de Mr Ghannouchi. Je pourrai y contribuer en tant qu'ami, en observateur comme l'aurait fait un Tocqueville passant aux Etats-Unis d'Amérique lorsqu'il allait observer la révolution américaine. Mais pendant ce temps, le besoin que l'Union européenne et la France investisse politiquement, financièrement et concrètement dans la réussite de la Révolution tunisienne.

Je veux dire à cet égard la responsabilité de premier plan des pays, des partis politiques, des hommes et des femmes, notamment de France, qui souhaitent la victoire durable de la Révolution de Jasmin. La demande du plan Marshall, portée par vos dirigeants, n'est pas une idée creuse. Elle est tout à fait précise, importante et impressionnante quand on l'analyse rétrospectivement dans l'histoire. Les Européens en ont bénéficié en 1945 lorsque les américains ont décidé de lutter contre le péril communiste dans les pays d'Europe occidentale. Ils y ont mis des milliards de dollars. Les Européens, à leur tour, ont financé les anciens pays de l'Est qui sont entrés dans l'Union européenne ces 15 dernières années après la chute du mur. Les allemands ont mis beaucoup d'argent dans la réunification de leurs deux pays mais c'était une nation qui se retrouvait avec elle-même.

L'Union européenne a également fait beaucoup d'efforts pour assurer l'égalité des conditions entre ces territoires. Le territoire que je représente, la Saône et Loire en Bourgogne du Sud, a reçu depuis la naissance de l'Union européenne beaucoup d'argent au titre des politiques régionales européennes pour aider certains de nos territoires déshérités. Lorsqu'il y a eu l'élargissement, on nous a dit que ces versements seraient terminés au nom de la solidarité vis-à-vis de l'Est. Ce qui a été fait en faveur des pays de l'Est a été sensible et se poursuit encore aujourd'hui. Et dans le cadre de l'ensemble des politiques communes nous voyons bien comment s'équilibre l'usage de la solidarité de l'Ouest en direction de l'Est.

Ces deux expériences nous amènent à penser qu'il est de l'intérêt de l'Union Européenne toute entière et de la France en particulier, de dégager les moyens de l'aide pour que la Révolution tunisienne réussisse, qu'elle s'implante dans les cœurs, dans les esprits et qu'elle ne subisse pas de rechute islamiste.

Les Etats membres de l'Union européenne ont su dégager, il y a 2 ans dans le cadre de la crise financière, la modique somme de 4 589 milliards d'euros pour sauver le système bancaire. La France ne propose aujourd'hui que 350 millions d'euros à la Tunisie. Vous vous rendez compte à quel point les préférences affichées par l'Union Européenne ne sont pas à la hauteur des espérances suscitées par les Révolutions arabes.

C'est donc un des points sur lesquels je crois qu'il est important que vos autorités, le Premier ministre, le futur Gouvernement issu du 24 juillet, la Constituante, s'expriment sur ce sujet. Il y aura des soutiens dans l'Union Européenne pour le dire. Est-il normal que finalement on ne s'intéresse qu'à nous-mêmes alors que vous êtes une partie de nous-mêmes, puisque nous sommes d'abord des voisins, que nous partageons les mêmes valeurs et que vous avez eu le courage de le faire et de le dire à la face du monde.

Cette question est centrale et se pose également sur le terrain de la question migratoire. Je voudrais en dire un mot pour n'esquiver aucune des questions qui fâchent.

Si aujourd'hui les pays de l'Union Européenne sont, pour certains dans de graves difficultés, ils y ont aussi une part de responsabilité collective : faire des plans d'austérité après l'équivalent de la crise de 1929 en aggravant la cure d'austérité ; ne pas écouter ce que tout un courant de pensée d'économistes dans le monde répète en expliquant qu'il est fâcheux que pour soigner le malade en s'acharnant à le tuer. Les cures d'austérités qui ont été déclenchées, sous l'initiative Allemande, soutenue par la France, malheureusement et à notre grand regret, aggravent aujourd'hui la situation et précipitent la crise des dettes souveraines après la Grèce, l'Irlande, le Portugal, vers d'autres destinations européennes.

Nous voyons bien que nous risquons finalement la sortie de route collective. Si l'Espagne est en difficulté, ce que personne ne souhaite, nous n'aurons pas les moyens de la secourir par la seule solidarité européenne. Je rappelle que les Chinois ont racheté les ports grecs et ont acheté une part très prépondérante de la dette grecque. Comme le disait un ancien ministre des affaires étrangères de Lionel Jospin, Hubert Védrine, si nous poursuivons cette politique, "nous finirons sous un protectorat Sino-Américain ». A chacun son tour de subir la condition de colonisé ! Les difficultés économiques au Nord sont donc très sérieuses.

Pourtant, la Tunisie aura besoin d'investissements publics et privés. Il a été évoqué l'extension de la BERD, la Banque Européenne de Reconstruction et de Développement, qui avait permis dans les années 90 l'édification d'infrastructures publiques ou de services publics dans les anciens pays du COMECON à l'Est. Il y a là un levier important mais il n'y a pas assez d'argent. Il y a nos entreprises transnationales, beaucoup ont investi en Extrême-Orient, en Asie, beaucoup en Chine où des milliards ont été investis pour faire de la croissance là-bas au détriment de la croissance ici. Il y aussi la question de la relocalisation d'un certain nombre d'activités dont la Tunisie, dans la mondialisation dérégulée, a souffert.

Les entreprises de textiles sont parties chercher des salaires encore plus bas que les salaires tunisiens. La question de la relocalisation, du retour vers un marché en croissance, et notamment vers l'Afrique du Nord, peut aussi être stimulée surtout avec la montée du protectionnisme écologique et le nécessaire rapprochement des lieux de consommation et de production. La taxe carbone étant inéluctable, elle représente le prix qu'il faudra faire payer aux producteurs pour l'atteinte porté à l'environnement des productions situées à 20 000 km plutôt qu'à 500 ou 1 000 km des lieux de consommation ; ce choix là peut être le choix de dirigeants politiques au Nord comme au Sud, qui se rapprocherait par le désir de relocaliser l'économie près des lieux de consommation. Ce peut être le cas en Tunisie comme en France.

Nous sommes donc dans le même bateau. Les difficultés sont au Sud comme au Nord et c'est ensemble que nous serions avisés de les résoudre.

La question migratoire est évidemment une question sensible puisqu'elle fait l'objet aujourd'hui d'instrumentalisation électorale dans de nombreux pays d'Europe, qui mettent en scène la peur du phénomène de l'immigration. Il s'agit de mises en scène politiques pour des Gouvernements en difficulté qui cherchent des électeurs à n'importe quel prix après que les peuples se soient détournés d'eux pour leur gestion de la crise. Je parle du gouvernement français comme du gouvernement italien. Nous avons été nombreux à être blessés de la manière dont le gouvernement français a été indifférent à la question de la Révolution tunisienne. Comment un espace Schengen de 500 millions d'habitants ne pourrait pas supporter 20 000 tunisiens qui cherchent à survivre, quand au même moment 200 000 libyens se sont réfugiés en Tunisie, pays de 12 millions d'habitants?

Il est parfaitement possible de maîtriser les flux migratoires, cela est même nécessaire, mais il est raisonnable de conserver une part d'intelligence et d'humanité dans cette maîtrise. La maîtrise, d'ailleurs, ne passe pas forcément par l'excès ; elle peut aussi passer par l'accord coopératif ; elle peut d'ailleurs aussi passer par ce que l'on appelle les visas à entrées multiples, c'est-à-dire une sorte de laissez-passer qui permet l'aller et le retour et qui assume donc l'idée qu'une migration peut être nécessaire tout en étant temporaire, et qui admet qu'elle peut être aussi utile pour le Nord qui accueille. Je crois que l'équilibre d'une telle politique peut atteindre l'intelligence d'une majorité de Français.

Il fut un temps où la France, c'était là encore au XIXème Siècle, avait su accueillir des peuples en lutte pour leur émancipation. Je me suis souvenu que de 1830 jusqu'en 1850 à peu près, les Polonais, les Hongrois, les Grecs, les italiens, au moment où ils luttaient à l'intérieur pour leur régime, pour leur émancipation, leur liberté ou leur unité, sont venus en masse à Paris et en France. A l'époque il y eut 20 000 exilés, des intellectuels, des militants, des poètes, qui pendant le printemps des peuples européens, se pressaient à Paris et passaient la frontière. La plupart de ces hommes et de ces femmes sont retournés dans leur pays, d'autres, minoritairement, sont devenus Français. Ils ont enrichi notre pays, ils sont d'ailleurs devenus des Français de souche à leur tour, puisque c'était il y a si longtemps. Ils se sont enracinés, la greffe a pris.

A l'époque, il y eut un homme, Alphonse de Lamartine, pour qui j'ai une affection particulière car il fut Président du Conseil général de Saône-et-Loire, un de mes illustres prédécesseurs, grand poète pour certains mais surtout pour nous autres un orateur qui devint le fondateur du gouvernement provisoire de notre IIème République en 1848. Cet homme est celui qui avait théorisé l'idée que la République ne pouvait que soutenir ces peuples en lutte dans leur printemps comme le vôtre. Ministre des Affaires Etrangères, il déclara : « La République est l'alliée de tous les droits, de tous les progrès, de toutes les Nations ».

Alphonse de Lamartine a traversé la Méditerranée ce matin, puisque j'ai apporté à votre Premier ministre le médaillon de cet homme poinçonné dans le château de Saint-Point en Saône-et-Loire. Il m'a rappelé que lorsqu'il a démissionné de son poste d'Ambassadeur, résistant aux ordres de son bien-aimé Président Habib Bourguiba, l'article qu'il fit paraître pour expliquer son geste dans lequel il s'expliquait auprès des français de son départ précipité, de son rappel à Tunis, dans les années Pompidou, il avait cité Alphonse de Lamartine. Vous voyez que nos valeurs sont en partage, que nous avons de grandes choses à faire ensemble.

Vive la Révolution tunisienne, vive la Tunisie Libre, vive la République française et vive l'amitié entre nos deux peuples!»

DISCOURS DEVANT LE FORUM RÉALITÉS. HAMMAMET LE 28 AVRIL 2011

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