La seule exception syrienne, c’est son peuple. Analyse d’une constante de la modernité. Les hommes qui tuent ne tuent pas par fanatisme ni par haine, ce sont des gens normaux qui ne font qu’obéir (à part quelques uns, mais peu nombreux). C’est une des conséquences de notre monde moderne qui se caractérise par une administration pléthorique, une armée scientifiquement organisée et une armada de scientifiques, d’experts, de spécialistes, de think-tanks... au service du système. L’Etat n’excite pas les passions des tueurs, il organise à tous les échelons des tâches routinières, il donne des ordres aux quels la machine est habitué à obéir sans chercher à comprendre. Cette machine en temps ordinaires se contente de surveiller, de prévenir ou de mettre au pas, mais en temps de crise elle est capable d’obéir à des ordres, même s’il s’agit de tuer. Je suis sûr que la plupart de ces tueurs quand ils sont chez eux, sont des gens comme vous et moi, aimant leur famille, la bonne bouffe et les réunions entre bons copains... Invités chez eux, vous trouveriez ces gens sympa. Dans les populations, les actions style pogroms où la passion se déchaîne, ne durent jamais très longtemps, et sont d’ailleurs souvent fomentées par les pouvoirs en place. Par contre, l’organisation de l’Etat moderne permet de concevoir des actions bien plus efficaces sans demander à la population de s’investir passionnément elle même. Il s’agit d’une machine bien huilée, et quand on appuie sur le bouton “marche”, toute la mécanique se met en branle, et chaque rouage joue son rôle sans même savoir pourquoi, sans même savoir à quoi sert la machine. Seule une poignée de gens, ceux qui ont conçu la machine, construit la machine et l’entretiennent savent à quoi elle sert, à dominer pour pouvoir s’enrichir. Seul notre monde “moderne”, appuyé sur la raison, elle même confortée par la science, a pu créer ces conditions qui font que ça marche. Si il y a dans la machine un rouage qui ne veut pas jouer son rôle, ça n’est pas difficile, on le jette et on le remplace. En Syrie, cette machine bien huilée est mise en place depuis plus de 40 ans, c’est dire qu’elle est rodée, et que la moindre anicroche est sanctionnée. D’autant que l’état d’urgence, qui est un état de guerre, est toujours en vigueur, et permet de ne rendre de compte à personne. Pendant la dernière guerre mondiale en Allemagne, toutes ces conditions étaient réunies, il a suffit d’appuyer sur le bouton “marche” pour que la machine tourne, sous la houlette des scientifiques et des experts qui n’avaient le soucis que de remplir exactement leur rôle, perfectionner la machine en fonction des ordres idéologiques de la tête, et faire en sorte que les ordres soient exécutés par le système administratif pléthorique et bien organisé, où chacun jouait son rôle sans savoir pourquoi. Zygmunt Bauman (dans “Modernité et Holocauste”) montre bien que c’est notre monde moderne et son organisation qui permettent qu’un tel scénario puisse s’accomplir. Tout est contrôlé par le haut, il s’agit d’un projet rationnel soigneusement mis au point, méprisant complètement les émotions collectives et les motivations personnelles. Mais voilà, peut-être qu’en Syrie la machine n’est-elle pas assez perfectionnée, car cela demande beaucoup de moyens, financiers comme humains, de savants et de spécialistes-experts, et une tête forte, un pouvoir fort. Ce qui a péché au départ c’est le pouvoir, pas assez organisé pour “tenir” ses serviteurs. Trop de vizirs qui veulent être calife à la place du calife, et un calife qui n’a pas suffisamment de poigne, car ce n’est pas lui même qui a accédé au pouvoir par la force comme son père, il y a été porté, peut-être même contre sa volonté. Au départ ce sont quelques vizirs qui se sont emballés et que le calife n’a pas su remettre à leur place. Du coup tout le processus actuel a démarré, le calife et son entourage proche se sont affolés, et la machine bien huilée s’est emballée. Mais les rouages mis en place depuis 40 ans ont bien fonctionné. Seulement cet emballement, ce manque d’ordre, de coordination, d’esprit fort, ont provoqué une réaction en chaîne, et quand le grain de sable s’est insinué dans les rouages de la machine, personne n’a su comment y remédier. Il eut suffi d’étouffer l’affaire de Deraa, et d’en faire un exemple de “probité” de l’Etat. Il ne s’agit donc pas de haines communautaires meurtrières, mais d’un dérèglement de l’organisation “moderne”, donc rationnelle, planifiée, scientifique, experte... En France nous sommes capables d’expulser 30.000 immigrés par an, d’abord parce que la machine est bien au point, la pub et la propagande sont distillés scientifiquement, la peur propagée subrepticement... Mais le système est le même, garder le pouvoir par tous les moyens et s’enrichir au passage. On expulse, on ne tue pas encore, mais on renvoie souvent les immigrés à la mort... “Le massacre moderne se différencie d’une part par la quasi absence de spontanéité, et de l’autre par la prépondérance d’un projet rationnel et soigneusement mis au point. Il est marqué par une presque totale élimination de la contingence et du hasard, ainsi que par le mépris des émotions collectives et des motivations personnelles.” (Z. Bauman, Modernité et Holocauste). “A l’époque où nous vivons... le terrorisme et la torture, loin d’être des instruments passionnels, sont devenus les instruments du rationalisme politique.” (Kren et Rappoport, “The Hollocost and the crisis”.). Plus la violence est organisée et centralisée, plus elle demande de développements techniques qui amplifient cette concentration. Militarisation et gestion bureaucratique vont de paire pour faire que 1°) les populations ne s’aperçoivent pas des buts réels de l’organisation 2°) et donc qu’elles se taisent. Mais ce système, pour marcher, demande beaucoup d’efforts, de maîtrise du dispositif, médiats, pub, propagande, politique du mensonge, peurs et sécurités, fausses menaces extérieures, invention de bouc-émissaires... et donc beaucoup d’argent. Dans les pays qui n’en ont pas les moyens, on compense par la corruption, à tous les niveaux. Le monde moderne en Occident maîtrise parfaitement ce dispositif, mais en Syrie (comme dans pléthore de pays du “tiers monde”), où il est en place depuis plus de 40 ans, beaucoup d’éléments manquent qui ont fait que tout a basculé, le gouvernement ne maîtrisant plus que la force (l’ administration, l’armée, la corruption), mais pas tout le dispositif nécessaire. Et quand les failles sont trop grosses, c’est tout le mur dressé pour cacher la réalité qui tombe. (Suite à la lecture de “Modernité et Holocauste” de Zigmunt Bauman)
Billet de blog 14 septembre 2011
Syrie, analyse d'une constante de la modernité
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