Billet de blog 27 mars 2023

Vincent Bonnet
Intervenant en Thérapie Sociale
Abonné·e de Mediapart

Pour en finir avec la transition des sociétés arabes, par Ali Mezghani

ANALYSE – Les sociétés peuvent être à l’image d’individus, beaux à tout point de vue, mais piégés par un empêchement à être, et ne sachant comment changer. Bonnes feuilles de "La tentation passéiste. Les sociétés musulmanes à l’épreuve du temps", Tunis, Sud Editions, 2021, p. 16-21. 28 € frais de port inclus vers la France sur ceresbookshop. Le titre est de moi.

Vincent Bonnet
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les sociétés arabes sont en transition vers un nouveau mode de vie qui se prépare, et dont les prémices sont déjà présentes, mais qui n’est pas encore accompli. Dans cette transition l’ordre ancien va certes évanescent mais n’ayant pas totalement disparu, il aspire à son renouveau et à son extension.

La situation de nos sociétés s’est compliquée puisque la révolution est advenue, en 2011, alors que cette première forme de transition est encore en cours. A la transition « structurelle » s’ajoute celle, plus « ponctuelle », que la révolution inaugure. Cette deuxième forme de transition est celle de l’immédiat, parce qu’elle est celle de l’impatience. Phase critique, son présent, son actuel est une crise dont la durée doit être abrégée. Elle est un instant de chaos qui, ne pouvant durer, en appelle nécessairement au rétablissement d’un certain ordre.

Car, à la différence de la transition structurelle dont le temps est long et le mouvement lent, le temps de la révolution est cours et son rythme rapide. Mais si sa finalité est l’instauration de la démocratie et si sa nature moderne est confirmée, cette seconde transition pourrait n’être pas en contradiction avec la première. Elle pourrait même avoir pour vocation d’en accélérer le rythme. C’est à ce titre qu’elle mériterait d’être qualifiée de démocratique.

La transition est une situation de crise, si la crise est ce moment difficile qui affecte l’état d’une personne ou d’un groupe social. Elle est aussi ce moment périlleux et décisif. Périlleux en raison de la rupture des équilibres ; décisif parce qu’il laisse craindre ou espérer un changement profond. Crise de la société qui n’arrive pas à donner sens à son passé et à sa mémoire et à satisfaire ses attentes d’avenir.

La transition est le lieu de tiraillement dont il est difficile de prévoir l’issue. Le débat n’est certes pas nouveau dans le monde arabe, mais il est devenu un problème politique et de société, qui, enfin, est porté sur la scène publique. Il est renouvelé par la révolution, qui, plutôt que d’en donner la solution, n’a fait que poser le dilemme. Elle n’a fait qu’ouvrir le temps du choix et de l’angoisse.

Or, si la crise n’est pas vécue comme une nouvelle expérience de la vie, elle devient un statut définitif, alors qu’elle ne devrait être qu’une situation transitoire (‘intiqâlî), provisoire (muwaqqat) et temporaire (waqtî).

Plutôt que de prendre fin, la transition perdure et devient permanente si on y fait face avec des idées toutes prêtes. La société s’installe alors dans un état de précarité où manquent les garanties nécessaires à la jouissance des droits individuels, indispensables à l’équilibre et à l’harmonie du corps social. L’imagination se tarit et la pensée se stérilise si les facultés créatrices sont annihilées, si la paralysie fait obstacle à des espérances nouvelles. En se prolongeant dans le temps, une telle transition compromet gravement les chances d’un retour à la stabilité de l’ordre politique, et conduit à la déchéance de la société, au dépérissement des institutions, et à l’effondrement de l’Etat. La stratégie de la précarité participe du dépouillement de la société de sa dimension politico-juridique en lui substituant l’idéologique, le théologique, le dogme et le rituel.

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A-pesanteur © Ons Ghimagi

Les sociétés arabo-musulmanes sont comme prises dans un rets, un nœud gordien dont la sortie nécessite l’accomplissement d’une double tâche, qui est d’un même ordre et d’une même nature : historiciser leur passé en même temps que la modernité. Concevoir l’un et l’autre comme des phénomènes temporels et historiques. S’historiciser ! Définir les conditions dans lesquelles elles doivent se déployer dans le continuum du temps. Cette tâche suppose, pour être accomplie, que l’islam cesse d’être une nomocratie, cesse d’appartenir exclusivement à la normativité et à la théologie pour relever de l’islamologie, et faire de la société musulmane l’objet d’une connaissance critique, historique et anthropologique. Mais il faut pour cela concevoir qu’à côté de la religion, il y a le fait religieux.

Il faut que la religion ne fasse pas obstacle à ces démarches. Que la foi reste à l’abri des vicissitudes du social et du politique. Que le croyant n’évince pas le citoyen. Que la religion dise son identité propre, son essence. Que la foi se distingue de la loi. Que l’historique, le social et le culturel se dissocient du dogme. Que la confusion des instances cesse d’être une donnée indiscutable et incontestable. Que la religion historique se donne à voir par le travail contextualisé des hommes. Et que le fait religieux, qui est un fait social, appartienne à tous. C’est aussi l’un des objets de la transition.

Parce que dans une transition, une part du passé est toujours présente et les prémices du futur sont déjà là, les sociétés se doivent de décider de leur être. C’est précisément ce à quoi ne parviennent pas les sociétés musulmanes. L’Etat lui-même est dans un entredeux voulant moderniser la société et se moderniser mais n’osant pas contredire l’héritage. Il est à l’image de Janus : une face se dirigeant vers le passé et une autre vers le futur, « sollicité par la modernité sans jamais vouloir l’atteindre et rappelé par la religion sans jamais vouloir s’y rendre » (Slim Laghmani).

Ces sociétés sont ballottées entre deux paradigmes constitutifs, deux principes organisateurs ou, pour reprendre Marcel Gauchet, entre deux modes de structuration : l’hétéronome et l’autonome, dont les relations relèvent tout à la fois de la succession et de la simultanéité. Cette coexistence ou coprésence divise la société en deux, de sorte que l’on peut parler de l’existence de deux sociétés et non pas d’une seule. Brisure de l’être, fracture d’une société, si elle existe, qui est duale.

Il y a, d’une part, l’ordre de la Tradition qui se veut non pas éternel, puisque l’éternité est un attribut propre à Dieu, mais intangible, incorruptible, à l’abri du temps et donc perpétuel. Transcendant par essence le monde des humains, il lui est antérieur dans le temps puisqu’il s’origine dans les non-temps immémoriaux de la création.

De l’autre, l’ordre historique de la modernité inscrit dans le temps des hommes, mouvant, se déconstruisant et se reconstruisant continuellement. Immanent, ne devant rien au dehors, il est d’ici et de maintenant. Actuel, il est inscrit dans le temps et en subit les effets. Il est venu répondre aux impératifs de l’Etat-nation universalisé et aux nouveaux besoins du mode de vie de la nouvelle société.

Une société peut difficilement être à la fois hétérocéphale, dirigée d’en haut et du dehors, et autocéphale, tirant son autorité d’elle-même. Elle est ou l’une ou l’autre. Elle peut difficilement être harmonieuse et sereine quand une part de son être est située dans un passé immuable et rempli de certitudes, une autre dans un présent inédit, mouvant et se projetant dans le futur. Elle ne peut trouver son équilibre quand elle est écartelée entre deux temporalités ne mettant pas en œuvre les mêmes paradigmes, ni les mêmes logiques, puisqu’elles sont irréductibles et difficilement conciliables. Une telle société ignore de quoi est fait son devenir, et ne réussit ni à dire ce qu’elle est, ni à identifier le chemin qui doit être le sien. Elle en arrive à ignorer la réalité de son présent, s’absente des temps présents et trouve dans le passé son seul refuge.

Illustration 2
A-pesanteur © Ons Ghimagi

La dyschronie, ce manque d’adaptation au temps, cette confusion des dates et cette perte de repères chronologiques, est une pathologie qui s’ajoute à la schizophrénie, qui est à la fois perte de contact avec la réalité, dédoublement de la personnalité et mixture sans cohérence d’éléments contradictoires et irréductibles. Il y a, dans les deux cas, un trouble de la mémoire, une forme de paranoïa, un fractionnement de l’esprit et du corps, une approximation dans le discernement, une identité hésitante et incertaine, une inadaptation à l’environnement.

La question n’est alors plus celle de savoir comment assurer la coexistence des deux paradigmes, mais comment prémunir le corps social contre le risque de décomposition et d’éclatement et comment donner vie à la société en l’inscrivant dans les temps actuels. En fait, c’est de la conciliation de l’être avec lui-même qu’il est question.

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