Une profession en danger
Aujourd’hui, la profession de journaliste doit faire face à plusieurs phénomènes extrêmement inquiétants.
IA : La déferlante.
Au-delà des indéniables facilités qu’elle leur procure, l’IA constitue pour les journalistes un défi majeur à double titre :
- Elle peut dès à présent générer du contenu faux mais réaliste (plausible), rendant délicat la distinction entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Dans ce contexte, il va être de plus en plus héroïque de promouvoir une vérité aux contours fluctuants
- L’IA devrait détruire ou transformer des millions d’emplois dans de nombreux secteurs et le journalisme ne sera pas épargné. Concrètement, les gains de productivité qu’elle permet devraient entraîner la suppression de nombreux postes de journalistes à faible valeur ajoutée (en novlangue)
Concentration et pensée unique.
Depuis plusieurs années, nous assistons à une convergence des médias dans de nombreux pays. Qu’il s’agisse de la presse écrite, des chaînes de télévision ou des radios, cette concentration nuit souvent à la pluralité des contenus et des idées.
Pire, les nouveaux actionnaires de contrôle (souvent milliardaires) n’hésitent pas à intervenir sur les choix rédactionnels pour imprimer leur idéologie. Il en résulte une uniformisation des contenus et la généralisation d’une pensée unique le plus souvent favorable au capital et à l’âge culturel des propriétaires.
Un public de poissons rouge.
« Toujours plus court et toujours moins de temps ». Le Sapiens moyen contemporain court après le temps et cumule les activités. Il surfe sur les réseaux sociaux et multiplie les clics au « hasard » des algorithmes. Dans ce contexte de bouillie informationnelle, comment faire lire/entendre/voir son travail journalistique de qualité sans tomber dans le sensationnel, le superficiel, l’instantané, le réducteur. Certains médias en sont arrivés à afficher le temps de lecture des articles qu’ils publient. C’est dire si Proust n’aurait pas sa place aujourd’hui dans ce monde de l’information. Et pourtant s’informer ne devrait pas être contraint par le temps dont l’on dispose mais par l’intérêt de ce l’on lit.
Précarité, censure et autocensure.
De plus en plus de journalistes connaissent la précarité. Difficile dans ce contexte de faire montre d’indépendance et de courage rédactionnel lorsque l’on doit faire face à une direction partiale. Les journalistes ayant choisi de quitter les médias rachetés par Vincent Bolloré l’ont bien compris.
Des journalistes de plus en plus ciblés.
Exercer le métier de journalistes expose de plus en plus à la violence. Les exemples se multiplient :
- A Gaza, au moins 220 journalistes ont été tués par Tsahal depuis le début de l’entreprise génocidaire. Une hécatombe sans précédent
- Aux États-Unis, l’inénarrable Donald Trump poursuit sa guerre contre les médias n’adhérant pas à sa politique : Démantèlement de Voice Of America (VOA), attaques personnelles contre des journalistes, menaces de licenciement, …
- Au Mexique, des journalistes sont régulièrement assassinés (10 meurtres depuis octobre 2024)
- En France, on observe lors de manifestations de plus en plus de violences policières et d’entraves à l’exercice du métier de journaliste. Ne serait-ce que le 10 septembre dernier, Reporters sans frontières (RSF) a recensé sept cas de journalistes entravés physiquement par les forces de l’ordre dans l’exercice de leur fonction. Au moins sept ont été agressés physiquement, dans la capitale et dans le sud du pays ce même jour
Des journalistes qui n’en sont pas.
Osons le dire. Nombre de journalistes déclarés piétinent allègrement toutes les chartes déontologiques de la profession. Ils ont souvent en commun de :
- Ne pas être motivés par la recherche de la vérité ou à tout le moins d’objectivité mais la volonté d’asséner leur idéologie à longueur de plateaux ou de tribunes ; au mépris des faits
- Relayer des rumeurs et des humeurs dans la précipitation et sans contrôle a priori
- Instrumentaliser, biaiser et déformer les enquêtes d’opinion et les voix d’opposition
Ces imposteurs trahissent la mission première du journalisme : Éclairer les esprits sur la marche du monde sur la base d’informations vérifiées.
Il n’en reste pas moins vrai que ce sont eux qui captent le plus l’attention des foules. Soupirs.
En résumé, aujourd’hui, il faut vraiment avoir la foi chevillée au corps pour se lancer dans le métier de journaliste avec comme sacerdoce la charte de Munich.
… Et pourtant une profession vitale
Rappel : Le journalisme englobe le travail d’information qui inclut la recherche, la vérification, l’analyse et la diffusion de l’actualité ou de sujets de fond.
Un bon journaliste se distingue par plusieurs qualités essentielles et un respect rigoureux de la déontologie professionnelle. Il s’agit notamment de la vérification des faits, de la neutralité, de la curiosité et de la capacité à analyser et transmettre l’information de façon claire et équilibrée.
À ce titre, cette profession joue un rôle démocratique essentiel en permettant aux citoyens de vivre en conscience.
A quoi ressemblerait une société sans journalisme de qualité ?
Imaginez un univers et un quotidien remplis de rumeurs, de mensonges et de légendes relayés par des médias au service d’une pensée unique ; celle des oligarques propriétaires ou des régimes en place. La terre serait décidément plate et les poules auraient des dents.
La Russie constitue un exemple avancé de ce cauchemar Orwellien mais elle n’est pas la seule à candidater à cette promesse de post vérité.
Les futurs possibles
En cette période chaotique, compliqué de prédire l’avenir. Pourtant, 3 scénarios méritent d’être évoqués.
L’aboutissement des processus d’ubérisation et de starification
Dans ce scénario, les concentrations se poursuivraient et le développement de bouquets de service comprenant un abonnement à plusieurs médias pèserait de plus en plus sur les marges des organes de presse ; pression qui se répercuterait sur le statut (précarisation) et la rémunération (paupérisation) des journalistes.
Ce scénario déjà en cours se caractérise par la coexistence de deux statuts :
- Une majorité de journalistes ubérisés
- Quelques journalistes starifiés, le plus souvent au service du système dominant
Dis autrement, l’aboutissement de ce scénario consacrerait le retour à la féodalité : De nombreux serfs et quelques courtisans au service d’un seigneur (magnat de la presse ou chef d’État).
La protection d’une profession d’intérêt général
Malheureusement peu probable en cette période de brutalité économique et de chasse aux contre-pouvoirs, ce scénario découlerait d’une politique résolument au service de l’intérêt général.
Plusieurs axes de progrès sont d’ores à présent connus :
- Déconcentration/Démantèlement des oligopoles
- Mise en place d’une fiscalité favorable à l’exercice de la profession
- Aide/Soutien aux médias indépendants
- Surveillance/Condamnation des fakes news et des propos haineux
La formation d’un journalisme de résilience
Ce scénario consisterait pour la profession à se transformer par elle-même pour faire face aux menaces évoquées tout en conservant son ADN. Voici quelques propositions à creuser.
1°) Faire corps avec la société ; incarner l’information
Pour de nombreux Français, l’information résultant d’une enquête rigoureuse n’a pas plus de valeur qu’un publi-reportage ; pire le résultat d’une enquête minutieuse peut leur sembler aride, inaccessible. Difficile alors de justifier l’existence d’une profession qui n’est pas reconnue ou pire considérer comme les suppôts d’une élite méprisante. L’enjeu pour les journalistes est donc d’obtenir plus que jamais la confiance et le soutien de la société en faisant corps avec elle. La plupart des journalistes auraient ainsi intérêt à participer à et/ou animer des débats publics pour vulgariser, expliquer, débattre de l’actualité, de leurs travaux et de leur métier. Cette incarnation du travail journalistique aurait d’autant plus de force que ces réunions seraient organisées dans les quartiers, les villages, les cités.
2°) Contribuer au développement de réseaux de solidarité et de mutualisation
Ces réseaux existent déjà à l’échelle internationale qu’il s’agisse du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), L’European Investigative Collaborations (EIC) ou bien sûr RSF mais ils mériteraient d’être développés notamment à l’échelle nationale voire régionale. On pourrait par exemple aller plus loin en matière de mécanismes assuranciels que ce soient en cas de difficultés financières ou de menaces physiques. Ce développement en réseau supposera un investissement de chaque membre de la profession.
3°)Renouer avec un journalisme d’investigation
Il s’agit d’aller là où les médias de masse ne voudront (par idéologie) et/ou ne pourront pas (pas assez rentable) aller.
Ainsi, plutôt que se contenter de…
- Tendre le micro à des « peoples » et les laisser monologuer leurs discours de circonstances
- Copier-coller à longueur de rubriques les informations que tout le monde connaît
- Commenter en continu et dans le détail des non évènements (ex : déjeuner d’un ministre ou d’un maire avec sa secrétaire)
… le journalisme d’investigation s’attache à :
- Donner la parole aux vrais gens (entrepreneurs, associatifs, chômeurs, étudiants…) pour leur permettre de témoigner de leurs projets, réalisations et difficultés
- Mener des enquêtes rigoureuses seul ou en meute
- Démasquer les fake news, fact-checker l’information
Nulle obligation d’appartenir à l’élite du reporter de guerre pour s’exercer au journalisme d’investigation. Un peu de conviction et de méthode suffisent. Le développement des chaînes en ligne indépendante en est l’illustration.
Dans ce contexte de crise systémique et de montée de la post vérité, le métier de journaliste semble à la croisée des chemins. Un journalisme plus engagé dans la société (notamment locale) pourrait constituer une piste intéressante de résilience et sans doute de rémunération.
Good night and good luck