Il était une fois il y a bien bien longtemps le royaume de Poulard.
Notre histoire débute en l’an 1202. Régnait alors sur ce pays Pinus XVI.
Pinus comme ces prédécesseurs appartenait à une caste de marchands gestionnaires dont l’obsession première était de maintenir en l’état le système de privilèges dont bénéficiaient l’élite des poulardins.
Au début du printemps commença à circuler la rumeur selon laquelle dans les terminariums (espaces de confinement où étaient concentrées les personnes les plus âgées), certains des pensionnaires décédaient d’un mal étrange que l’on baptisa « Exbolus »
Dans un premier temps, Pinus XVI décida de ne pas réagir. Pourtant, les poulardins les plus observateurs voyaient sortir des terminariums de plus en plus de charrettes chargées de corps.
Un jour enfin, le monarque se décida à parler à son peuple. Il le réunit sur la place royale et lui tint ce discours.
« Poulardines, Poulardins ! Mes amis, mes enfants. Vous savez combien je vous aime. Les réformes et décisions que j’ai été amenées à prendre ces dernières années en sont un vibrant témoignage. Alors, je m’adresse à vous aujourd’hui sans plus de détour pour vous apprendre qu’un mal terrible a envahi notre royaume. Il s’appelle Exbolus. Ce fléau mortel se transmet par l’amitié, l’amour, la cordialité ; autrement dit à travers le lien social.
Aussi, j’ai pris la décision de vous confiner en vos demeures avec l’interdiction absolue de vous réunir et bien sûr de vous déplacer. Cette privation de liberté est la preuve de l’amour que je vous voue. Soyez en sûr !
Tétanisée par la funeste menace, la foule ne réagit pas dans les premiers instants. Enfin, animée sans doute d’un sublime courage, une voix s’éleva. « Sire, corrigez-moi si je suis dans l’erreur, mais les victimes d’Exbolus sont dans leur immense majorité des personnes extrêmement âgées et souvent gravement malades. Alors, pourquoi priver de liberté l’ensemble de la population alors qu’il suffirait de protéger les quelques plus fragiles ?»
Pinus sembla désemparé par cette remarque de bon sens. C’est alors que Diafoirus, le ministre en charge des maladies prit la parole. « Il en va de la responsabilité de chacun d’entre nous d’être exemplaire. Un bon poulardin ne discute pas le bien-fondé des décisions royales. Il obéit. Et quand bien même Exbolus ne menacerait que nos aïeuls, est ce une raison pour ne pas tous se sacrifier en guise de solidarité ? »
L’incongruité du raisonnement semblait produire son effet lorsqu’une autre question monta de la foule : « Pourquoi, ne pas tout simplement se tenir à distance des personnes les plus âgées en attendant de trouver un remède ? Ne peut-on pas collectivement chercher des solutions plus responsabilisantes ? »
C’est à ce moment précis, que Petitmalus (ministre de la défense de l’ordre établi) et ses redoutables brigades intervinrent pour disperser la foule.
Les jours suivants, l’immense majorité des poulardins accepta donc -de bon cœur ou de mauvaise grâce- de se soumettre à l’injonction royale. Il fallait se confiner. On se confina. Certains perdirent leur emploi. Les jeunes furent privés d’école… Et tous de vie sociale. Mais l’espoir tenait bon.
Au début de l’été, sous la pression sans doute des grands argentiers du royaume, Pinus XVI prit de nouveau la parole pour annoncer l’autorisation de sortir pour aller travailler mais en précisant que le port du masque était désormais obligatoire en tout point du territoire (y compris dans les forêts désertes) ainsi que la nécessité vitale de se tremper les mains dans du vinaigre de pépin de raisin toutes les 15’. En outre, il était formellement interdit de sortir dès la tombée du jour et bien sûr de s’embrasser, de s’étreindre.
Quelques impétrants s’affranchirent de ces règles et d’autres pointèrent la disproportion et l’incohérence des mesures mais dans l’ensemble les poulardins continuèrent à respecter cette accumulation de prescriptions qui régimentait leur quotidien.
Pire, au fil du temps de plus en plus d’habitants du royaume sombrèrent dans la psychose et les comportements compulsifs. On en voyait certains s’asperger cinquante fois par jour de vinaigre de pépin de raisin ; d’autres tituber dans les rues -tels des zombies- affublés de masques extravagants mais aussi de lunettes de protection et de gants. Les plus atteints restaient prostrés chez eux, psalmodiant les derniers ordres du monarque comme autant de paroles d’évangile.
Aussi, les mois suivants et de plus en plus régulièrement, Pinus et Diafoirus prirent la parole pour annoncer avec gravité le nombre de décès supplémentaires (en omettant bien sûr de préciser qu’il s’agissait toujours pour l’écrasante majorité d’entre elles de personnes très âgées et gravement malades) et de nouvelles mesures coercitives. Ils n’oubliaient pas de stigmatiser et de dénigrer ceux qui n’obéissaient pas à la doxa sanitaire. Ceux-là mêmes qui continuaient à se voir, à manger ensemble, voire à faire la fête.
C’est alors que la psychose gagna tout à fait les personnes les plus fragiles et réveilla les instincts les plus nauséabonds. Certains poulardins en vinrent à invectiver leurs voisins désobéissants. D’autres écrivirent au ministère de la défense de l’ordre établi pour dénoncer leurs proches.
Des associations plus ou moins spontanées de ces bons petits poulardins (comme aimait les appeler Pinus) en vinrent même à réclamer le bannissement ou l’emprisonnement des contrevenants.
Pourtant au fil des semaines, des voix d’opposition commencèrent à se faire entendre. Des voix issues du populaire bien sûr mais aussi des sages qui constataient les dégâts de cette politique mortifère : des files d’attentes devant les officines d’apothicaires, des enfants traumatisés, des pauvres de plus en plus nombreux, une économie croulant sous la dette, un royaume en proie à la peur, à l’agressivité et au repli sur soi.
Puis vint à l’esprit de Pinus l’idée diabolique de promulguer une loi condamnant à l’asphyxie sociale les mauvais apôtres. Il s’agissait tout bonnement de leur interdire l’accès à l’ensemble des lieux de culture et de socialisation mais aussi de les priver de travail et donc de revenu.
Ces parias désignés de la société devaient en outre porter autour du cou une clochette qui permettaient aux bons poulardins de les identifier. Ces derniers quant à eux arboraient -pour certains avec la fierté du devoir accompli- une chaîne où figurait leur matricule.
C’est à la fin de l’hiver 1204, que le destin prit le parti de mettre fin à ce délire. Les menaces climatiques qui pendant tout ce temps avaient été négligées par Pinus et sa cour se rappelèrent à l’esprit des Poulardins.
Une pluie acide s’abattit ainsi sur le royaume pendant six longs jours. Tout ou presque des habitants déjà affaiblis par tant d’anxiété furent saisis de sidération à l’approche du nuage. Certains tentèrent bien de fuir. En vain. On retrouva leurs corps dans les rues. La plupart portaient encore leur masque et une insupportable odeur de vinaigre se dégageaient de leurs carcasses.
Au total, on dénombra pourtant quelques survivants. Ils avaient en commun d’avoir su conserver pendant ces mois de tyrannie sanitaire des liens d’amitié, de solidarité, de bienveillance mais surtout une vision saine de ce qui fonde l’humanité : le courage de vivre en conscience.
Une légende veut que Pinus soit également au nombre des survivants et que sa fuite l’est amené à rejoindre la cour du roi Belzébuth fréquenté par les fabricants d’onguents et autres philtres rémunérateurs.
Dors tranquille mon enfant, mon chérubin. Ce n’est qu’une fable et nous sommes en France en 2021.
Good night and good luck