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Billet de blog 3 novembre 2016

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La Jeunesse de François - (épisode 1)

Suivez chaque jour dans Mediapart les aventures du jeune François, amoureux transi de la belle Ségolène Bourbon... Pour l'instant, François n'a que 13 ans. Il est assis devant la télévision. L'épisode 1 commence.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Février 73.
Ce soir, Bernard Pivot accueillait sur son plateau un jeune écrivain à la peau foncée. 

-          Merci d’être avec nous.

-          Je vous en prie.

-          Votre premier roman aborde la question des minorités aux Etats-Unis, et il est intéressant de constater que…

-          « Intéressant » ?

-          … euh, oui, « intéressant », pourquoi pas ?

Le jeune écrivain poussa un soupir.

-          Cette époque est décidément bien creuse, finit-il par lâcher. Et vos mots aussi…

Pivot était soufflé. C’était bien la première fois qu’on le traitait ainsi dans sa propre émission ! Il porta immédiatement la contre-attaque :

-          Cher monsieur, je ne me permettrais pas de dire que vos mots sont… euh… « creux ». Pourtant je pense que c'est…

-          Un bon livre n’est pas et ne sera jamais un amas de mots savants, point.

-          On est d’accord ! s’exclama Pivot, soulagé. Bien. Je disais donc qu’avec ce livre dédié aux minorités, vous entrez de plain-pied dans la catégorie des auteurs engagés et je…

-          Pas du tout.

-          Ah ?

-          Je ne suis pas « engagé », je me fous des idéologies. Les idéaux nous font tordre la réalité.

Pivot n’avait pas le temps de méditer les réponses de son invité. On était à la télévision et il fallait du rythme.

-          Allons, allons, répéta-t-il en souriant.

-          Cher monsieur, ma seule doctrine, ce sont les faits qui me la dictent, pas les doctrinaires. Les faits seulement, vous comprenez ? Communistes, socialistes, tiers-mondistes, trotskistes, maoïstes, anarchistes, royalistes, libéraux, castristes et j’en passe, qu’ils aillent au diable !… Moi, j’observe, je constate et je me fais ma religion. Rien ne vaut les faits. Je suis un « faitiste ». Voilà.

-          Mais enfin ! Vous êtes un révolutionnaire ! Ce livre le prouve ! Vous avez…

-          Oubliez les révolutions mon ami. La seule aventure humaine consiste à se connaitre soi-même.

Touché en plein vol, Pivot bougonna :

-          Moui, enfin, si vous voulez… en tout cas les minorités vous fascinent et je…

-          Fasciné ? Moi ? Allons ! On est fasciné que si l’on ignore. Or, concernant les Noirs aux Etats-Unis, je peux vous dire que j’en connais un rayon !

-          Oui, en effet, vous faites bien de le rappeler, et je le dis pour nos téléspectateurs : vous avez grandi aux Etats-Unis, dans l’Oklahoma.

-          En effet.

-          C’est là-bas qu’est née votre vocation d’écrivain ?

-          Oui. Quand j’étais enfant, j’aimais bien voir les textes, je trouvais ça beau.

-          Les textes ?

-          Les textes.

-          Mais… euh… quels textes ? La littérature américaine ?

-          Oui, et tous les autres. Peu importe.

-          Mais enfin, de quels « textes » parlez-vous ?

-          De l’imprimé.

-          De l’imprimé ?

-          Oui, j’ai toujours pensé qu’un texte, voyez-vous, c’est magnifique, je veux dire la forme, l’allure du truc, vous voyez, toutes ces petites pattes de mouche collées ensemble, là, comme ça, qu’elles veuillent dire quelques chose ou non, eh bien c’est beau, voyez-vous, c’est beau, il y a une beauté là-dedans… Je crois que la forme de l’écriture, son graphisme, sa beauté, m’ont émerveillé avant même que je sache lire... Vous souriez ?

-          Je… oui… je trouve… enfin, c’est amusant ce que vous dites… c’est…

-          Vous comprenez les hiéroglyphes vous ?

-          Euh… je… non…

-          Et pourtant vous aimez les regarder, n’est-ce pas ? Vous trouvez ça joli ?

-          … eh bien oui, en effet, je…

-          Eh bien voilà ! triompha l’écrivain. Bon, ai-je répondu à votre question ?

Pivot semblait ému. Il ne savait plus s’il devait aimer ou détester ce type-là.

-          Hum… euh… écoutez, je voulais surtout qu’on parle de vos sources d’inspiration…

-          La société américaine.

-          C’est tout ?

-          C’est largement suffisant ! La Bible, aussi. Car je suis Egyptien, Américain et chrétien à la fois, alors forcément …

-          Forcément…

-          … et la Bible, vous savez, est très cinématographique. A moins que ce ne soit le cinéma qui soit biblique… Hollywood est rempli de cul-bénis… Bref, Dieu est un sacré bon scénariste, voilà ce que je voulais vous dire.

-          Je…

-          Vous êtes croyant, vous ?

-          Qu’est-ce que ça peut vous faire ? répliqua Pivot. Quelle était votre ambition en écrivant ce livre ?

-          Vous m’avez posé deux questions.

Pivot soupira un moment, leva les yeux au ciel et reprit :

-          Quelle était votre ambition en écrivant ce livre ?

-          Etre publié.

-          Certes ! Mais encore ?

-          Etre lu.

-          Ça j’imagine, grommela Pivot, vexé. Et la célébrité ?

-          Quoi la célébrité ?

-          Vous y pensiez ?

-          Ah monsieur Pivot… la célébrité, la célébrité… du temps de ma jeunesse, je ne pensais qu’à ça, et maintenant que je suis célèbre, je ne pense qu’à ma jeunesse…

-          Je vois… hum, mais enfin, n’y a-t-il donc rien d’agréable dans le succès ? Vous êtes une star tout de même !

-          Et alors ? Les stars ne sont pas plus heureuses. Même une étoile va pisser figurez-vous ! Elle a faim, soif, elle pleure, elle a de la peine, elle prie… et puis un jour, elle tombe. Parfois, elle brille encore mais plus personne ne la regarde… c’est là que c’est le plus terrible… On peut briller, beaucoup, mais si on ne brille pas dans un regard, on peut considérer qu’on ne brille que pour soi, et donc qu’on ne brille pas du tout... Et comme je sais déjà tout cela, voyez-vous, je n’ai aucunement peur du moment où ça m’arrivera.

-          Mais c’est affreux d’être aussi lucide !

-          Lucide mais heureux ! Dans le monde entier, des gens ont acheté mon livre, pris un peu sur leur temps de vie pour me lire, moi, un inconnu, un type lointain dont ils ne connaissent rien. Et ça, voyez-vous, c’est formidable. Quant à ces braves gens, ils ne me disent rien d’eux, et ne me diront probablement jamais rien... voilà… un livre, ça n’est jamais rien d’autre que ça, une bouteille à la mer envoyée à des inconnus par les flots terrestres et commerciaux…

-          Jolie formule.

-          Merci.

-          Je vous en prie.

Une larme vint mouiller la joue de l’écrivain.

-          Hum… pardonnez-moi…

-          Non, ne dites rien… je crois qu’avec l’âge, nous autres les hommes devenons plus sensibles…

-          Oui… tandis que nos dames, elles, s’endurcissent avec le temps…

Pivot montra ses dents blanches et rît jaune. Ou peut-être montra-t-il ses dents jaunes et rît blanc. Bref, il n’était pas très à l’aise.

-          Bien… euh… où en étions-nous ?

-          Aucune idée.

-          Ah oui, j’y suis : y-a-t-il une recette pour faire un livre ? demanda l’animateur, espérant enfin cadrer cet invité-anguille qui ne cessait de lui échapper.

-          Je suis écrivain, pas pâtissier. Et même si je l’étais, je ne livrerais pas mes secrets de fabrication à la France entière ! On se fait assez pillés comme ça, nous autres artistes…

-          Ah ? A ce point ?

-          Ah !... Vous n’imaginez pas !... Un vrai traumatisme !… Se faire voler son portefeuille ou sa voiture, ce n’est rien à côté, croyez-moi....

-          Oui, enfin, c’est tout de même sacrément embêtant ce genre de choses, vraiment très fâcheux, d’ailleurs, moi-même, la semaine dernière j’ai…

-          Allons Pivot ! Rendez-vous compte ! Se faire voler une idée ! Son idée ! Sa création ! La sienne ! L’unique ! En propre ! C’est affreux ! Abominable ! Je vous le dis comme je le pense : les voleurs d’idées méritent la peine de mort, un point c’est tout.

Face à ce petit bonhomme plein d’énergie, Pivot semblait doucement abandonner la partie.

-          Bien, lâcha-t-il avec une moue dédaigneuse, ce n’est donc pas ce soir qu’on en saura plus sur votre processus créatif…

-          Ecoutez, je vais vous dire…

-          Allez-y… 

-          Eh bien c’est simple : il faut regarder les meilleurs et se dire qu’on va faire pareil. Ou mieux. Différent en tout cas. Voilà. C’est tout. Et il faut croire en soi aussi. C’est ce qu’il y a de plus dur au fond, croire en soi. Tout le reste est simple.

-          Allons ! explosa Pivot, « simple », « simple », ce n’est pas si simple ! Il faut avoir un don !

L’écrivain se fit grave d’un coup, plissa son front et baissa la tête.

-          Oui… et j’ai ce don, murmura-t-il dans un souffle, les yeux dans le vide. C’est ma seule chance. J’ai eu si peur de passer à côté de ma vie… si vous saviez... de tout gâcher… que personne ne me connaisse… ne me reconnaisse… J’aurais préféré crever maintenant que vivre 100 ans sans montrer mon talent… Avant, pourtant, je vais vous faire une confidence, je voulais être “comme tout le monde”. et à force de patience et de travail, ça a fini par m’arriver !… c’était il y a quelques années. Je m’en souviens, c’était un matin, je me suis levé et j’étais « comme tout le monde ». C’était formidable comme sensation. J’ai mis une belle veste, ciré mes chaussures, je suis allé au travail, je suis arrivé à l’heure, j’ai souri quand il le fallait, fait mine de m’intéresser à ce qu’on me disait, froncé les sourcils parfois, opiné du chef souvent, posé des questions un peu, montré de l’enthousiasme toujours, présenté un profil souriant, désireux de faire connaissance, « dynamique » comme on dit dans le métier, sérieux, impliqué, etc. À chaque instant, j’ai montré que j’avais un « bon relationnel », et que j’étais le genre de type sur qui on pouvait compter en toutes circonstances. Mais vous savez quoi ? Je m’en foutais. Parce que je voulais écrire, vous comprenez ? « Oh, laissez-le dans son jus égotique, disaient tous ces gens autour de moi, il finira bien par en crever »… Mais laissez-moi vous dire une chose : on peut se moquer des écrivains autant qu’on veut, on ne pourra jamais nier que ce monde, sans des hommes courageux pour l’écrire, ne serait pas.

Bouleversé par cet élan de sincérité, Pivot bomba le torse et déclara solennellement :

-          Cher monsieur, au nom de la France, je veux vous dire combien nous sommes heureux que le monde ait pu recevoir votre immense talent, et que vous ayez choisi notre langue pour écrire ce très beau livre !

-          Vous m’en voyez très honoré cher ami ! J’aime beaucoup la France aussi. D’ailleurs, je ne retournerai pas à Saint-Marin après l’émission.

-          C’est-à-dire ?

-          Eh bien je vais rester ici, en France, et y vivre à jamais.

-          Eh bien ! Ça c’est un scoop ! Vous qui changiez de pays chaque mois !

-          En effet. Mais c’est terminé, je viens de le décider à l’instant.

-          Pourquoi avez-vous donc couru autour du monde comme ça jusqu’ici ?

-          C’est que… c’est compliqué…

-          L’esprit d’aventure ?

-          Non, la fuite du temps. En tournant sans cesse autour de globe, d’Est en Ouest, j’ai remonté le temps, j’ai contrarié le monde, et mon destin aussi… Vous comprenez ?

-          Je vois, oui…. la peur de mourir…

-          Non, la peur du temps qui passe. Ce n’est pas tout à fait pareil. Pour moi, mourir n’a jamais été un problème. Un écrivain est immortel.

Quel cabotin !

-          Hum, reprit sobrement Pivot, vous avez reçu le prix Pulitzer pour ce roman. J’imagine que cela dépasse tout ce que vous aviez pu imaginer jusqu’ici…

-          Comme vous imaginez mal cher ami ! J’aurais pu vous dire, comme tous les autres, que même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais jamais osé imaginer remporter ce prix, etc. etc. Mais je vais vous dire la vérité : ce succès, j’en ai déjà rêvé cent fois, mille fois, comme j’ai rêvé de centaines de milliers d’autres choses ! D’ailleurs, je crois qu’en termes de gloire et de succès, j’ai déjà imaginé tout ce qu’il était possible d’imaginer, croyez-moi…

-          Oh ! Mais je vous crois volontiers ! s’exclama Pivot, un brin fourbe.

-          J’ai déjà rêvé de découvrir l’Amérique, de marcher sur la lune, de gagner le Tour de France, d’être chanteur d’opéra, tireur d’élite, recordman du saut en longueur, manager des Beatles, Président des Etats-Unis, maréchal d’Empire, lauréat de la Palme d’or…

-          Eh bien !

-          Attendez ! Attendez ! Je me suis vu aussi gravir l’Everest, écrire Guerre et Paix, tuer Hitler en 33, découvrir le vaccin contre la rage, inventer le surréalisme, et le cubisme aussi, jouer Rachmaninov à Pleyel… Que sommes-nous, d’ailleurs, nous les écrivains, à côté des musiciens ? Nous ne sommes rien…

-          Tout de même ! La littérature est l’essence des…

-          Quoi ! Un monde sans musique ? Grand dieu Pivot ! Vous n’y songez pas !

-          Mais je…

-          J’ai connu un endroit comme ça, sans musique. C’était en Bolivie. On m’avait demandé de faire l’aumônier dans les prisons. Ah ! Aumônier ! Moi qui ne crois qu’en l’Homme… ou en la Femme plutôt. Bref, les détenus se groupaient souvent autour d’un transistor pour écouter un peu de musique andine. Ça leur faisait du bien, ça leur rappelait un frère, une mère, leur village… Puis le directeur de la prison décida d’un coup de priver les prisonniers de musique. Les malheureux étaient si déboussolés, complètement perdus… vous auriez vu ça… On leur avait enlevé ce qui les maintenait en vie, leur souffle vital, vous comprenez… un transistor bon dieu… du coup les gars ont décidé de jouer au foot vingt heures par jour jusqu’à en crever. C’était une forme de suicide collectif par le football. Original, non ? Mais ils n’y sont pas arrivés, c’était des gars des hauts plateaux, leur corps a fini par s’adapter sans qu’ils le veuillent... hum, mais… mais pourquoi vous dis-je tout ça ?

-          La musique…

-          Ah oui ! La musique, mes rêves de gloire, tout ça… Figurez-vous que j’ai aussi pensé au jour de mon enterrement. Il y aurait un monde fou ce jour-là ! Des gens du monde entier !... Et récemment, je me suis dit que j’étais peut-être le messie.

-          Ah ! Voilà autre chose !

-          Eh oui monsieur Pivot, je crois bien que plus rien de ce qui m’arrivera dans cette vie, fut-ce quelque chose d’extraordinairement merveilleux, ne pourra réellement me surprendre...

Pivot était pantois. Le petit écrivain semblait ravi de son effet.

-          Eh bien dites-moi ! La presse américaine a dit que vous aviez un certain talent pour…

-          Le talent n’est que du bruit monsieur Pivot, seul le génie peut parler aux hommes. Au fond le monde pourrait se contenter de quatre ou cinq génies dont l’œuvre suffirait à nourrir l’humanité pour l’éternité.

-          D’accord, maugréa Pivot, d’accord, alors disons que la presse américaine a estimé que vous étiez assez… euh… « génial » pour, je cite, « raconter des histoires ».

-          Raconter des histoires ? Moi ? Vous plaisantez ? Mais c’est la réalité qui nous en raconte chaque jour, des histoires, et des extraordinaires ! Non, vraiment, le romancier ne fait pas le poids face à la réalité, nous le savons tous. Finalement, vous savez, la littérature, ce n’est pas grand-chose, un écrivain, ce n’est pas grand-chose… juste un petit artisan avec sa plume qui a de temps en temps une idée ou deux… Parfois, je me lève le matin et je me dis : « mais pourquoi tous ces gens ont-ils lu mon livre ? »… je ne sais rien, moi, après tout... 

-          Mais si, vous avez tout de même eu le…

-          Ceux qui savent vraiment, Pivot, ce sont tous ces gens qui se frottent chaque jour à la réalité. Un écrivain, lui, ne fait que fuir. Sa vie n’est qu’une succession de phrases longues et de phrases courtes. Au fond, si cela sert à quelque chose d’écrire, si cela sert à quelque chose de gagner un prix, je veux que cela serve précisément à ça : dire aux Français qui nous regardent, là, maintenant, que les vrais héros, ce sont eux, eux qui font leur job sans se plaindre, éduquent leurs enfants et payent leurs impôts.

Voilà maintenant qu’il devenait humble ! Pivot ne savait plus sur quel pied danser avec ce drôle de zig. Mais il en avait vu d’autres et s’écria :

-          Justement ! Parlons de la France !

-          Oui ! Parlons de la France !

-          Cette année est particulière car nous fêtons le centenaire de la...

-          Pourquoi dit-on la France d’ailleurs ?

-          Hein ?

-          Pourquoi dit-on « la » France ?

-          Je… c’est-à-dire ?…

-          Pourquoi « la » France et pas « le » France ? Hein ? Pourquoi « le » Mali et « la » Guinée ? C’est qu’il faut être diablement poète pour donner un sexe aux pays ! Et aux choses ! Qui me dira ce qu’une table a de féminin ? Un œillet de masculin ? Mais qui donc a eu cette foutue idée ? Comment en est-on arrivé là ?

-          Je…

-          Heureux les Anglois ! Heureux les Saxons ! Heureux les peuples hardis châtrent les choses avec leur langue !

Pivot laissa tomber sa tête entre ses mains et resta prostré un long moment. On eut cru qu’il pleurait. Mais lorsqu’il ôta enfin ses mains, on put redécouvrir son visage sec et serein, quoique légèrement incarnat. Il ne plaisantait plus.

-          Bon, dit-il après avoir respiré un grand coup, nous fêtons aujourd’hui le centenaire de la naissance de Péguy. Vous aimez sûrement ces grands auteurs français du début du siècle : Proust, Daudet, Paul Claud…

-          Daudet ? Au secours ! Lui et tous ses petits amis à moustache du début du siècle, j’en ai une sainte horreur ! Leur quotidien poussiéreux entouré de dentelles et de malles en bois, leurs services en argenterie et leurs déjeuners sur l’herbe, très peu pour moi ! Qu’ils aillent conter fleurette aux dames à jupons et faire du canotage avec un monocle si ça leur chante, mais qu’ils nous épargnent le récit de leurs salades ! Pitié ! Et puis, pardonnez-moi, mais tous ces petits messieurs qui ergotaient sans cesse sur les « youtres » et les « nègres » tout en se félicitant des progrès de la science et du genre humain, très peu pour moi. Non, non, vraiment, non merci…

-          Hum… euh bon… et les grands écrivains d’après-guerre, Céline, Cohen…

-          Céline avait le génie de la haine, Cohen le talent de l’amour. Je vote Cohen.

-          C’est tout ?

-          C’est tout.

-          Et vos contemporains ? 

-          Ah non !

-          Quoi ?

-          J’en ai marre.

-          Déjà ? Mais ils émergent à peine…

-          Pas grave. J’en ai marre de tous ces bouquins sur la vie, notre condition, sa dureté, sa tristesse… On vit l’ère des pleurnichards, des pisses-froid, des tristounes, des queues basses, des faiblards, des geignards… c’est fatigant, franchement !... Pfff, toutes ces histoires de types qui allument des cigarettes dans un motel en bord de route en se disant qu’ils ont eu tort de laisser partir la fille, que la vie est décidément bien chienne, et que finalement tout ne tient qu’à un fil, car peut-être, après tout, étaient-ils amoureux… ou pas… oui ? non ? oui ? non ?… mais peut-être ne le savent-ils pas après tout, alors oui ? non ? oui ? non ?… non ?

-          Euh oui, non, enfin, je veux dire, peut-être, mais enfin, tout de même, cette nouvelle génération d’auteurs parvient à publier un livre chaque année et ils…

-          Ecoutez, si tous les gens capables d’écrire un livre étaient écrivains, ça se saurait.

-          Euh ?… mais je n’ai pas dit ça, j’ai simplement dit que…

-          La littérature n’est pas faite pour dire la douleur, Monsieur Pivot, elle est aussi là pour chanter la vie, la joie de ce monde ! Alors au travail les gars, on s’y met ! Voilà ce que j’ai envie de dire aux écrivains français.

Pivot leva un doigt menaçant et déclama la voix tremblante :

-          Monsieur, je tiens tout de même à vous rappeler que la France, ce sont les belles lettres ! Et que les belles lettres, c’est la France !

-          Moui… c’est surtout le fromage. Et le vin aussi…

-          Eh bien ! Vive les clichés !

-          Allons, allons, il y a toujours du vrai dans les clichés... Ils ne viennent pas de nulle part tout de même !

Ce petit écrivain avait décidément réponse à tout. Il était vraiment fatiguant.

-          Bon, dit Pivot, excédé, parlons un peu de littérature américaine… Steinbeck, Faulkner, Hemingway… 

Bonne pioche. Car le regard de l’écrivain prit feu.

-          Alors ça Monsieur, permettez, mais c’est vraiment de la littérature burnée ! Ces types avaient un stylo entre les jambes et un flingue dans chaque main ! Nous autres, les grands écrivains, on est comme ça, on s’engage à la vie à la mort, la plume nous brûle les doigts, les mains, le corps, elle nous allume, elle nous bouffe, elle nous fume comme un cigare !

-          Comme un cigare ?

-          Comme un cigare !

-          Référence de millionnaire ?

-          Pardon ?

-          Celui que vous êtes devenu...

-          Oh ! Allons ! Ne dites- pas de bêtises Pivot ! Un vrai écrivain, ça gagne peu et ça paie beaucoup, croyez-moi…

-          Bon, bon, dit Pivot, épuisé, très bien, on va s’arrêter là… c’est la fin de l’émission, et j’ai l’habitude de poser une question toute simple à mes invités, personne n’y coupe…

-          Mais faites donc, faites donc…

-          … eh bien voici : pourquoi écrivez-vous ?

Ça, c’était une question difficile.

-          Eh bien… je pourrais vous dire que j’écris parce qu’il y a une petite voix au fond de moi qui me dit de le faire et que si je n’écris pas, je meurs, etc. ou alors je pourrais vous dire que j’écris parce que je n’ai pas toujours quelqu’un à qui parler, ou parce que le quelqu’un que j’ai sous la main n’est pas vraiment capable de m’écouter, ni de me comprendre, etc. Bref, vous savez, toutes ces conneries qu’on entend toujours à la radio et à la télévision… Mais moi, je vais vous dire la vérité : j’écris parce que je ne peux pas, je ne veux pas passer ma vie à travailler et attendre le week-end. Voilà. C’est aussi simple que ça. Je ne veux pas d’une vie banale, rythmée par le quotidien, la fatigue, l’épuisement, la déprime, la jalousie, la frustration, l’aigreur, la haine… puis la mort. J’estime que ma vie ne mérite pas ça. D’ailleurs, aucune vie ne mérite ça. Alors j’écris. C’est la seule chose que j’ai trouvé pour échapper à ça. Vous comprenez ?

-          Oui, bien sûr, en effet, c’est une…

-          Et puis, et puis admettez que ce serait dommage de ne laisser aux mots pour s’ébrouer que les factures, les avis d’imposition, les lettres de relance, les mises en demeure, les notices techniques, le cadastre, les notifications administratives, les lois, les ordonnances, les règlements intérieurs, les actes notariés, les listes de course, etc. Car tout de même ! Pardonnez-moi ! Mais je ne sais ce que les mots deviendraient sans poésie ! Sans littérature !... Ah !… La littérature est une chose bien étrange, Monsieur Pivot, bien étrange… à la fois parfaitement inutile et totalement fondamentale... Est-ce bien sérieux d’écrire ?... Vous l’êtes-vous déjà demandé ?... des histoires, sa vie, des poèmes… non, non et non, ce n’est pas sérieux, et je puis vous dire que je ne prends pas ça très au sérieux moi non plus, et croyez bien que je me hais de n’être fait que pour ça, car j’aurais voulu être ingénieur moi !... construire des ponts ! des routes ! des maisons ! des pompes à eaux ! inventer le frigidaire ! l’eau courante ! la TSF !... bref, des choses utiles, des choses qui font du bien aux gens, qui les aident dans leur vie quotidienne… ou alors médecin… ah ! médecin !… sans-doute le seul métier vraiment utile en ce bas-monde… vous ne croyez pas ? 

-          Euh… oui, sûrement, répondit Pivot, qui avait enfin retrouvé son droit à la parole.

-          Tenez, par exemple, si vous souffrez le martyr à cause d’une rage de dent ou d’un lumbago, ou alors quand vous avez une angine carabinée et que chaque nanolitre de salive déglutie vous déchire la gorge… hein ?... vous voyez ce que je veux dire ?... Oui, on a tous eu ça un jour, bon, eh bien, à ce moment-là, vous demandez un médecin, ou un écrivain ? Hein ? Dites-moi franchement… un médicament ou un livre ?... Allez, Pivot, allez, mouillez-vous un peu que diable ! Dites la vérité !... Alors ?... Vous ne dites rien ?... Donc c’est que vous avez compris... Ha ! Ha ! Eh oui, on ne sert pas à grand-chose nous autres écrivains !… et vous qui nous interrogez encore moins donc, je regrette de vous le dire… Allez Pivot, allez, ne faites pas cette tête, on s’en sort, vous savez, on déprime un peu au début, quand on réalise tout ça, et puis après, on s’y fait, vous verrez, on s’y fait…

Assis devant son poste de télé, le petit François partageait l’avis de l’écrivain. Il n’en avait pas d’autre de toute façon.

© Benjamin S. Szlakmann - 2016

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.