Car son nom était celui d’un pays, on se moquait souvent du petit François. On riait aussi de son visage rose et gonflé comme un ballon, et de ses cheveux fins comme du fil d’araignée. Oh, tout ça, il le savait bien...
Aujourd’hui, Gugus et Amédée l’avaient encore embêté après l’école. Ça s’était passé sur le terrain vague de la vallée Saint-Gervais, derrière Le Cotillet, au sud de Bois l’Archevêque, au nord du cimetière de l’Ouest, au cœur de Mont-Saint-Aignan.
- Hé ! Toi ! Arrête-toi ! lui avait lancé le premier en tordant la bouche.
- Hé ! Toi ! Porc d’Amsterdam ! avait crié le second.
François s’était arrêté, retourné, et les deux avaient ri aux éclats.
Gugus était un petit rouquin blanc et frêle. C’était le pire des deux. Quoi ? Roux et méchant ? Comme par hasard ? Trop facile ? Un cliché ? D’accord. Mais les clichés ont la vie dure, et jamais je n’oublierai Juda Iscariote. Alors oui, Gugus était bel et bien un rouquin et bel et bien un méchant, et je n’y peux rien, c’était écrit, collé en permanence sur sa sale petite figure, quoiqu’il dise et quoiqu’il fasse. Dans ses yeux ronds et noirs comme une olive, il n’y avait rien d’autre que le mal et la haine. Bien sûr, au collège Fontenelle, on était au courant et, plus d’une fois, on avait alerté Monsieur le Principal adjoint, Monsieur Archambault, pour que soit mis un terme aux exactions du gamin une bonne fois pour toutes. Mais rien n’avait été fait car les braves gens ne le sont pas tant que ça. Quant à leurs cousins les honnêtes gens…
Les deux garnements s’avançaient maintenant vers François qui, effrayé, ne bougeait pas. A quoi peut-on penser dans ces moments-là ? François, lui, bizarrement, songeait à « Poil de Carotte », ce livre qu’on lui avait offert pour sa fête en janvier et qu’il avait littéralement maltraité tant il l’avait lu avec passion. Sur la couverture du livre, il avait vu le regard fou de Jules Renard, et cela n’avait cessé de le hanter depuis. Qui abritait encore de nos jours un tel regard au fond de son iris ?
- Augustin ! Salopiaud ! Peigne-cul ! Fils de pécore ! Attends voir là que j’t’attrape encore, enfant de malheur !
C’était la mère de Gugus. L’énorme Normande arrivait lancée à travers champs comme un bataillon de panzers sous le soleil de 40. Vaincu par la providence, le vaurien avait baissé la tête et attendait stoïque la volée de sa génitrice tandis qu’Amédée, bien qu’il fût déjà au niveau des lotissements neufs de l’avenue du Mont-aux-Malades, courrait encore. La débandade était totale, François l’avait échappé belle, et l’on pouvait enfin affirmer qu’il y avait une justice sur terre.
*
« Et tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Chaque mercredi après-midi, derrière les murs pierreux de la paroisse Saint-Jacques, le sympathique père Joseph tentait de guider de jeunes êtres sans assurance vers la lumière. François, lui, restait seul dans son coin. « Moi, mes prochains ne m’aiment pas » pensait-il. Il était seul avec les siens, il était seul avec les autres. Mais jamais il n’oserait le dire à l’homme de Dieu. Dieu ? Croire encore en Dieu aujourd’hui ? En 1973 ? Allons, ce n’était pas sérieux, c’était prendre encore les messies pour des lanternes. Non, ça n’était vraiment pas sérieux. En fait, François ne croyait qu’en sa mère, qui ne croyait pas en Dieu. Donc il ne croyait pas en Dieu, voilà tout. Et si sa mère l’envoyait au catéchisme, c’était uniquement pour ne pas éveiller les soupçons des bigots alentour sur son athéisme coupable.
Sa mère, sa « maman »... Elle qui, dans son atelier de couture, prenait sans relâche la mesure du monde et du temps. Treize ans de labeur, depuis qu’il était né, au cours desquels elle ne s’était pas accordé - pas même le 1er mai - un seul jour de congés. Non, décidément, dans la société des loisirs, tout le monde ne s’amusait pas. Elle était souvent vêtu du même chemisier, droit, blanc, dur, « strict » auraient dit certains. Mais ses yeux avaient la couleur de la Manche les jours d’été, et ceux qui avaient un jour plongé leur regard dans le sien étaient tombés de haut en voyant son âme magnifique. Quelle âme, mon Dieu, quelle âme ! Ici je veux vous dire, ô aventuriers, amis du vent, chercheurs d’étoiles et suiveurs de rêves, que la mère sacrificelle, celle qui n’a pour horizon que les murs d’une chambre d’enfant, en saura toujours plus que vous sur le monde et la vie.
Chaque jour, alors qu’elle traçait un trait rectiligne sur l’un des items de sa liste de courses, elle souriait avec satisfaction, étreinte par un petit bonheur tout simple, celui du devoir accompli. La peau de son visage insolent et rose comme une pomme Claque-Pépin se tendait alors avec souplesse et creusait dans sa joue une fossette mutine qui catapultait un grand « MERDE ! » dans la sale gueule du temps.
A 13 ans, François était déjà pubère, mais sa mère le bordait encore. Elle lui donnait le bain aussi, trois fois par semaine. Il commençait tout juste à en ressentir une certaine gêne, mais son attachement aux traditions, et à sa mère, l’avait empêché de mettre fin à ces usages. Il faut dire qu’il la vénérait. Quand il avait peur ou qu’il était triste, il se mettait près d’elle et ils écoutaient ensemble le seul disque qu’elle possédait, un disque de Caruso. Caruso ! Le roi de Naples ! Le plus grand chanteur d'opéra de tous les temps ! Entendre de l’italien, ça lui faisait du bien, ça le rassurait et le rendait gai. En écoutant la belle voix du ténor, il pensait avec bonheur à ces jeunes filles qu’il croisait rue du Gros-Horloge le samedi après-midi quand il accompagnait sa mère au marché de Rouen. Elles le regardaient toujours en riant et il en tombait aussitôt amoureux. Mais jamais il n’aurait osé leur rendre leur sourire. Car François ne faisait pas confiance à la vie. La plupart du temps, il était mou, maussade, apathique, se contentant de promener ses bras ballants le long de ses épaules rondes, les yeux tournés vers quelques points imaginaires. Etrange pour un gamin de 13 ans. Le soir, devant le miroir de la salle de bain, il s’observait longuement, tentant de percer à jour cet inconnu qui le regardait. Mais jamais il n’y parvenait. En cette période à la fois honnie et bénie qu’est l’adolescence, chaque jour est l’occasion de découvrir l’un des secrets de ce monde. Pourtant, la vue de son visage et de son corps se transformant irrémédiablement sous ses yeux d’enfant lui arrachait des larmes quotidiennes.
Après le dîner, comme chaque soir, François, sa mère et sa petite sœur s’asseyaient devant la télévision. Sur l’écran, les clowns cathodiques tout juste colorisés souriaient de toutes leurs dents. Ils avaient choisi de se moquer de la vie et celle-ci, pas rancunière pour un sou, leur offrait ses plus belles tranches de gloire. Puis venaient Claude François et ses Claudettes empailletées. Enfant, il les adorait, mais maintenant qu’il avait un peu grandi, il lui semblait qu’en ce monde on chantait l’amour bien plus qu’on ne le vivait, et cela lui paraissait vraiment étrange. La soirée se clôturait avec « Les Strophes d’Adolphe », la fameuse émission littéraire de Bernard Pivot qu’il aimait regarder même s’il n’y comprenait pas grand-chose. Les invités avaient toujours une drôle de tête avec leurs cheveux ébouriffés et leurs grosses lunettes. Leur visage était une boule tortueuse, un concentré de douleur. Un écrivain, ça devait beaucoup souffrir.
© Benjamin S. Szlakmann - 2016