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Billet de blog 8 novembre 2016

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La Jeunesse de François - (épisode 6)

Suivez chaque jour dans Mediapart les aventures du jeune François, amoureux transi de la belle Ségolène Bourbon... Dans un épisode 6 aussi long que leur bonheur est grand, François et Ségolène vivent pleinement leur idylle naissante.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Décembre 82.

« Je t’aime ». Pour une fois, François ne répétait pas ce qu’on lui avait appris à l’ENA. Il pensait par lui-même. C’était un mardi, en début d’après-midi, et les tourtereaux allaient main dans la main au milieu du petit peuple des heures creuses. Petits, vieux et jeunes chômeurs arpentaient les trottoirs gris, la vie était tristement normale, mais eux semblaient s’envoler à dos de comète vers quelques contrées lointaines.

Au début, comme aux autres, Ségolène n’avait offert à ce nouveau soupirant que sa superbe indifférence. Et pourtant, par le jeu de mystères venus des profondeurs de l’être, elle se prit à l’aimer. Les premières semaines, leur relation fut hautement intellectuelle. Ils allèrent au cinéma, au théâtre, et même à l’exposition du très controversé John Smith, ce fameux trader de Wall Street qui avait, du jour au lendemain, décidé de devenir artiste. Il avait alors créé un atelier et embauché de talentueux artisans dont il avait ensuite vendu la production à prix d’or, en y apposant simplement sa signature. Sa dernière œuvre, ou plutôt celle de ses employés, était un grand tableau noir recouvert d’une surface adhésive sur laquelle il avait fait souffler les mots « ART IS DEAD » en poudre de cocaïne. Ensuite, pour faire monter les prix, il avait couché avec une actrice de films pornographiques et l’avait fait savoir au monde entier. Ça n’avait rien à voir mais ça avait marché.

-          Papa, c’est quoi ça ?

Devant un tableau de l’artiste intitulé « Bleu à l’âme », un jeune garçon interrogeait son père.

-          Ça ? C’est un « monochrome ».

-          Un nonochrome ?

-          Non, un « mo-no-chrome ».

-          C’est quoi un « monochrome » ?

-          C’est quand on fait un tableau avec une seule couleur.

-          Pourquoi ?

-          Pourquoi quoi ?

-          Bein pourquoi on fait un tableau avec une seule couleur si on en a plein ?

-          Hum, eh bien, euh…

L’histoire ne dit pas si François et Ségolène, qui se tenaient eux-aussi devant l’œuvre, avaient la réponse. Mais ils ne vinrent pas en aide à ce papa en difficulté. Un peu plus loin, un grand type guindé avec chapeau noir et écharpe rouge tenait un discours passionné à une dame élégante : « … et pourtant, me direz-vous ma chère, les femmes aiment les artistes, et vous aurez raison, mais je vous répondrais que les femmes n’aiment pas les hommes désargentés... Alors, dans ce cas, me direz-vous encore, un artiste pauvre, ça donne quoi ? Eh bien, un artiste pauvre, c’est un homme pauvre avant d’être un artiste bien évidemment ! Et par conséquent, comme dans une règle de grammaire un peu bébête, c’est l’homme pauvre qui l’emporte, comprenez-vous ma chère ?… ». La dame élégante tourna son visage vers l’homme et lui sourit avec douceur, comme si elle regardait un petit enfant. Puis elle se dirigea à pas lents et en silence vers le tableau suivant, emmenant l’homme dans son sillage. Dans un musée, le plus intéressant à voir n’est pas toujours accroché au mur.

Pour sa première journée, l’exposition de John Smith avait été un franc succès. Le Tout-Paris était venu. Dehors la nuit tombait déjà. Le Palais de Tokyo levait son menton mussolinien vers les dieux et la tour Eiffel piquait les grosses fesses des cumulonimbus assis sur sa tête. Des merles noirs volaient bas et se répétaient criards que, quelque part dans les cieux, on se préparait à sortir la foudre pour punir tous ces esthètes d’opérette. Heureusement, François avait pensé au parapluie et ils rentrèrent sans encombre.

Au fil des semaines et des sorties, leur complicité s’était renforcée et ils comprirent enfin qu’ils étaient mûrs pour découvrir leurs corps. François insista pour que leur première fois eût lieu dans la maison de son enfance, à Mont-Saint-Aignan.

*

Février 83.

Battue par les vents, la chevelure de Ségolène giflait le visage de François, redonnant éclat et vigueur à sa couperose d’enfance. C’est qu’il faisait froid au bord du Cailly ! Bientôt ce fut le crépuscule, puis la nuit. Sur le chemin du retour, des hérons dont tout le monde se fichait semblaient appeler à l’aide dans la pénombre. Il y avait aussi quelques fleurs broyées par le noir le long de l’allée.

A couvert dans le nid chaud, les chairs se dévoilèrent doucement, découpées en cadence par l’ombre et la lumière. Les amoureux zébrés remuèrent maladroitement l’un sur l’autre un court moment, puis François poussa un cri. Durant quelques secondes, il crut voir le monde se créer avec lui. Puis son index repartit à l’assaut du corps de son aimée, se muant en un petit soldat furieux, clauquediquant sur les hauts plateaux de la carnation, explorant par-delà les tranchées ce chemin des dames où tant d’anciens combattants sont tombés. Puis vint le petit matin cru, et tout ce qui était magique avant ne l’était plus du tout.

*

Mars 83.

19 heures. Le jour clair se retirait avec élégance. Ségolène et François marchaient lentement, hanche contre hanche, se freinant l’un et l’autre avec bonheur. Ils s’aimaient. Ils s’étaient d’abord enlacés devant le 24 rue de la cerisaie, au pied de l’immeuble où ils habitaient ensemble, se collant contre l’énorme porte cochère, rassurés par son bois lourd. Puis ils s’étaient précipités dans le hall, s’étaient étreints à nouveau, et avaient gravi l’escalier jusqu’au sixième étage. Là-haut, sous la mansarde, ils s’étaient à nouveau jetés dans la gueule d’un de ces dieux de la chair qui sait mieux que d’autres se révéler aux hommes. Leur nuit avait été chaude, saccadée, teintée de mauve et de bleu.

Au petit matin, François s’était levé pour boire un verre d’eau. Tout était calme. Puis il était revenu se glisser auprès d’elle, et, le nez contre son épaule brûlante, avait respiré sa chaleur pendant un moment. En plongeant la tête dans sa poitrine, il n’avait pu s’empêcher de chuchoter « maman... ». Le souvenir de sa mère ne le quittait plus et à chaque instant de bonheur, il la voyait le condamner, son regard sévère posé sur lui. Sous le poids de la culpabilité, ses gestes s’étaient faits plus lourds, comme si ses bras étaient en fonte. Il était alors reparti vers la cuisine prendre un second verre d’eau puis s’était recouché près de sa douce. Il s’était alors aperçu que les draps étaient humides du fait de la transpiration de leurs corps, et que l’odeur de la nuit avait envahi la pièce. Ségolène était donc humaine ? Terrible découverte. A vrai dire, il n’était même pas sûr que son amour puisse y survivre. Et comme si ça ne suffisait pas, il avait réalisé qu’un corps, ça… ça… ça vit, ça meurt, ça transpire, ça caille, ça baille, ça braille, ça tenaille, ça travaille, ça marque, ça sue, ça suinte, ça saigne, ça cicatrise, ça tire, ça tend, ça pend, ça casse, ça crache, ça dort, ça odore, ça adore, ça endort, ça expectore, ça passe, ça pue, ça purule, ça pullule… eh oui François, c’est beau et dégueulasse à la fois, un corps, ça fait tourner les têtes et ça fait tourner le monde…

Songeant aux mystères de la création, il s’était rendormi, la tête renversée en arrière, la bouche grande ouverte, la lèvre inférieure tombant sur le menton. Qu’il était laid !

*

Mai 83.

Aujourd’hui, c’était une belle journée. Une journée idéale pour un voyage en montgolfière. Tôt le matin, ils avaient réveillé le gros atlas assoupi dans l’étagère et tourné ses pages poussiéreuses. Sur la carte, certains noms résonnaient plus joliment que d’autres : Marolles-en-Hurepoix, Chalo-Saint-Mars, Intville-la-Guétard, Lion-en-Beauce, Fleury-les-Aubrais… Ils iraient jusqu’à Orléans !

Amarré au Port de Javel, le gros ballon écarlate les attendait sagement tandis que la lune s’effeuillait au rythme du jour qui recommençait. Le bruleur cracha d’un coup sa flamme furieuse et ils s’élevèrent de cinquante pieds. En moins de dix secondes, ils furent au-dessus du grand Tout. Au début, l’aérostat se porta à des niveaux de sustentation irréguliers selon la puissance de chauffe, tantôt très au-dessus du sol, tantôt s’en rapprochant dangereusement. Se faire peur… penser qu’il suffit d’un geste pour s’écraser… comme sur la colline des Pique-Prune… puis entendre la complainte éruptive de la folie et se jeter foutraque dans le lit de la Seine, comme ça, d’un coup, juste pour voir... cette pulsion de mort qui peut sévir au comble du désespoir comme à l’apogée du bonheur… et cette grosse Terre lourde qui ne cesse de vous rappeler à l’ordre quand vous voulez vous échappez… et ces têtes de mules d’hommes qui ne cherchent qu’à la contredire…

En bas l’on vit d’abord, toutes choses bien ordonnées dans l’ordre paysager de l’après-guerre, les habituels cubes, barres et rectangles délavés frappant le ciel des banlieues rouges, puis ces pavillons moyens, pour gens moyens, tantôt alignées en rang d’oignons, tantôt coagulant comme de vieux druides réunis en un cénacle secret. Puis vint le patchwork mondrianesque des champs concassés, tantôt bruns tantôt dorés et ce fut comme une libération. Les terres en beauté se dévoilèrent soudain entre reliefs et massifs, clochers et gares, pivoines et avoines, bouleaux verruqueux et prunelliers vieux, viornes lantane et masures abandonnées. La Beauce trimillénaire exhibait ses champs roulés, garnis de blé et d’orge. Du foin, ici, il y en avait pour tout le monde, parole d’humus ! Les colimaçons retors et touffus brisaient la monotonie des plaines, on sentait les odeurs piquantes comme le poivre et l’on goûtait le noir d’encre des ancolies. Les clairières offraient une vue indécente sur l’intimité des forêts et l’on riait sous cape en regardant le tracé gris de ces routes devenues inutiles en ces jours où chacun reste dans son jardin. Alouettes lulu et merles moqueurs se balançaient aux sommets des clochers, et les vieux arbres en assemblée se courbaient jusque terre pour dire leurs respects au pays. La France se lovait avec délices sur sa terre de Cocagne. Debout dans sa petite corbeille d’osier, Capitaine François promenait d’un bout à l’autre de l’espace son regard délicatement tacheté d’ambitions timides et d’espoirs secrets. Et ce faisant, il se disait que la seule frontière de l’homme, n’en déplaise aux gesticulateurs onusiens, ne serait jamais que celle de l’horizon. Oh que c’était beau de là-haut ! Le monde entier se reflétait dans leurs yeux clairs. Ils purent apercevoir le cul blanc de quelques randonneurs nudistes qui crapahutaient dans les marais de Fontenay-le-Vicomte, et là-bas un curé en soutane qui pressait le pas sur la route de Saint-Hilaire. Ils virent aussi une baigneuse qui sortait frémissante des eaux claires de la Rémarde, et, un peu plus loin, des Raéliens qui procédaient sous les micocouliers percés de soleil. On entendit aussi les clameurs joyeuses d’une kermesse champêtre. Le printemps s’était installé et les hommes semblaient enfin accepter la grande fraternité du vivant. Un jour, l’intelligent Sapiens Sapiens découvrirait tout penaud que son fameux Dieu n’était en fait qu’un petit employé de Dame nature et tout l’Univers partirait d’un gigantesque éclat de rire.

Plus au sud, la région étirait son corps musculeux jusqu’aux confins de l’Yonne. Des grappes de cyclistes amateurs avalaient la départementale entre Oison et Pithiviers, et l’on put à cette occasion se poser la question suivante : pourquoi diable arborer des sponsors si l’on est amateur ? On vit aussi une réunion du Club des Amis de la Traction Avant d’après-guerre au niveau de Brières-les-Scellés, et une bande de vieillards à béret jouant les marlous devant la mairie de Bazoches-les-Gallerandes. C’était un vendredi 9 mai en douce France. Ici l’on se moquait de l’appel des vies sauvages, on n’aimait que la sérénité. Ah ! Félicité de l’âme dans les prairies ! Parfois, même les truands disent vouloir se mettre au vert, alors les honnêtes gens, si vous pensez !

Le ballon rouge continuait de fendre le jour, l’enveloppe gonflée comme un mamelon. L’air parfumé tintait contre les cannes métalliques du bruleur, jouant sa musique à qui voulait l’entendre dans l’Orléanais. L’engin gonflable avait donc fini par rendre les chaussures inutiles, les jambes inutiles, le corps inutile. Les frères Montgolfier, nés à Vidalon-lès-Annonay, avaient vaincu tous les fakirs et les tapis volants du Rajasthan.Alors ? Que se passait-il donc sous la bouche de ce ballon ? Engoncé dans son costume des jours de fête, François se demandait s’il devait admirer le spectacle de la terre vue du ciel ou admirer le spectacle de sa belle admirant le spectacle de la terre vue du ciel. Drôle de dilemme. Enivré par les mélodies chantantes du vent, il finit par la saisir maladroitement par la hanche. Elle eut d’abord un mouvement de recul qu’il ne s’expliquât pas. Puis la frêle silhouette revint timidement se blottir contre son corps tremblant, comme pour s’excuser. Son visage était blanc comme le lait. Il le prit entre ses paumes tandis que les bords de la nacelle frétillait sous la caresse des feuillus moelleux. Dans l’ovale de la jeune fille sage, l’œil coquin avait les éclats du diable.

Ils se posèrent à dix lieues d’Olivet, dans un jardin abandonné, et firent l’amour à l’ombre des merisiers. Au bout de quelques minutes, on entendit un long cri sortir des voluptés de la terre. Inutile de se transformer en animal ou en plante, ou en fleur ou que sais-je encore pour communier avec la nature. Ils restèrent un moment assis à respirer l’odeur de l’herbe coupée. Puis ils se regardèrent, ravis d’honorer le dogme du printemps obligatoirement heureux pour tous. Une fois rhabillés, ils franchirent à la hâte l’enclos du jardin attenant, trouvèrent là un facteur ventru allongé dans une balançoire à baldaquin, et l’épièrent longuement en étouffant leurs rires comme des enfants. Vautré sous l’auvent, le fonctionnaire des postes suçait tranquillement des glaces Mickey à l’ombre des sycomores. Sa mère ne lui avait-elle pourtant pas dit, quand il était petit, combien il était vilain de profiter du jardin des gens en leur absence ? Mais que voulez-vous, un facteur, ça n’a pas beaucoup de plaisirs, et pas beaucoup d’argent. Et c’est utile aux gens, ça rend service. Et puis c’était quand même le pont du 8 mai, et il avait dû rester là pour travailler, continuité du service public oblige. Alors il fallait bien s’offrir quelques compensations parfois, tout de même, non mais ! Pour agrémenter ce bon moment, le facteur avait sorti de sa sacoche quelques cartes postales qu’il lisait et relisait avec délectation en lissant sa moustache. C’était les beaux jours et ça cartepostalait sévère dans tout l’hexagone.

Le retour vers la capitale fut fabuleux. Enlacés dans leur nacelle, les amoureux purent admirer les fusains d'Europe, les ormes et les sureaux noirs, les entrelacs des rus et des ruisseaux tressés. Après avoir croisé un nain volant dans le ciel de Morsang-sur-Orge, ils aperçurent Paris. A la vue du ballon, la capitale se déplia progressivement puis s’aplatit avec respect sous les amants. Une fois à terre, ils se jetèrent à moitié nus dans la fontaine du Parc André-Citroën et y batifolèrent un moment avant qu’un gardien rougeaud ne surgisse pour les en chasser. Effrayée, Ségolène courut se cacher derrière un arbre. Le fonctionnaire parvint à attraper François par le collet et lui lança avec un regard fou : « L’amour ? Le bonheur ? Pfiou ! Foutaises ! Justice et santé, rien d’autre, petit ! J’ai passé trop de temps à m’tromper moi aussi ! ». François le dévisagea un instant puis l’oublia aussitôt, repartant à toutes jambes vers Ségolène qui, déjà rhabillée, l’attendait vers la sortie du parc. Bienvenue sur terre !

*

Juin 83.

Il exigeait désormais qu’elle lui consacrât l’intégralité de son temps libre. Elle rétorquait qu’elle avait une charge de travail trop importante à l’ENA. Qui l’eut cru ?

Premiers éclats de voix. Premiers tourments. Premières fissures.

Alors que l’orage couvait, un effroyable crissement de pneus venu de la rue les fit sursauter. Un type en marcel apparut au balcon d’en face, pour voir. Mais rien. Une mère de famille qui venait de passer avec gamins et poussette revint elle aussi à la hâte, pour voir. Mais rien. Pas de voiture fracassée, pas de tôle froissée, pas de gisant au sol, pas de pompiers, pas de flics, pas d’ambulance, pas de badauds, rien. Elle sembla franchement déçue, regarda encore, à gauche, à droite, au-dessus même, mais non, rien. En fait, la Renault 9 qui venait de piler sur la chaussée avait tout juste manqué de renverser un fuyard. Celui-ci était déjà loin, mais François et Ségolène, accourus à la fenêtre les premiers, avait pu apercevoir une grande silhouette dégingandée s’engouffrer dans la rue du Petit-Musc.

-          C’était le voleur de bisous ! s’exclama Ségolène.

-          Hein ? 

-          Mais oui, le « voleur de bisous » ! Toute la presse en parle depuis une semaine !

-          Mais c’est qui ? C’est quoi ?

-          C’est un type qui pose ses lèvres dans le cou des passantes et s’enfuit aussitôt à toutes jambes…

François tourna son visage inquiet vers celui de sa compagne rêveuse.

© Benjamin S. Szlakmann - 2016

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