Décembre 83.
Auditeur-stagiaire de 2ème classe à la Cour des comptes. C’était le premier job de sa vie. En quoi cela pouvait-il bien consister ? A vrai dire, nul ne le savait et cela, pour François, était aussi un gage de fierté, une autre preuve de sa réussite. Chaque matin, il quittait Ségolène et la rue de la Cerisaie, s’engouffrait rue Saint-Antoine et continuait tout droit rue de Rivoli jusqu’à la rue Cambon qu’il prenait sur sa droite au niveau des Tuileries. Paris, désormais, c’était Ségolène, c’était l’amour, c’était la vie ! Il l’aimait enfin, cette ville-bourreau qu’il avait tant haïe au début… Paris, c’était Stockholm.
Dominique, de son côté, avait choisi d’effectuer son stage dans une grande agence de publicité, située tout en haut de l’avenue des Champs-Elysées. Pourquoi ce choix ? D’abord parce qu’il était vaguement anticonformiste et qu’il trouvait original de ne pas faire comme ses camarades, ensuite parce qu’il s’était aperçu qu’il parlait à coups de slogans, enfin parce qu’il était depuis plusieurs années en conflit de basse intensité avec son père, Vice-amiral d'escadre de la Marine nationale comme son grand-père et son arrière-grand-père, et qu’il entendait résolument prendre un autre chemin que celui que son ascendance prestigieuse et bicentenaire avait tracé jusqu’à lui.
A l’agence, on tentait de s’amuser un peu. Jonas, un jeune graphiste venu de RFA faisait rire tout le monde en retouchant un poster du tableau de Michel-Ange, « La Création d'Adam » : désormais, le brave Adam n’effleurait plus la main de Dieu, il lui faisait carrément un doigt d’honneur... Sacrés Allemands ! Voilà où mène la Réforme. Un peu plus loin, à l’abri des regards dans son grand bureau, William, patron de l’agence et maître de stage de Dominique, avait enfin trouvé le slogan de la prochaine campagne de la Fédération nationale bovine. Ce serait « LET IT BEEF ! ». Pas mal, il avait bien bossé. Dominique, encore peu au fait des usages, disait « slogan », mais à l’avant-garde on parlait déjà de « signature », ou de « baseline ». « Vaseline », corrigeait William, « car elle permet de faire rentrer tout ça plus facilement dans le crâne du consommateur », expliquait-il le plus sérieusement du monde avant de s’esclaffer bruyamment. Dans sa petite cervelle violacée, couleur UV, couleur lipides, couleur jeux électroniques, il n’y avait, au fond, pas grand-chose. Dominique ne pouvait rire avec ce supérieur qu’il méprisait, mais parvenait au moins à sourire, par pure politesse. Au-delà, pour revenir au bœuf, il savait que déjà, outre-Atlantique, des groupes avant-gardistes, ces gens qui n’acceptaient plus de mourir, s’apprêtaient à réduire drastiquement leur consommation de viande. C’était ainsi, et ni William, ni lui, ni personne n’y changeraient rien. On ne peut rien contre la tendance d’une société. C’est elle qui dicte ses lois sans cesse renouvelées aux publicitaires, et non l’inverse. Pourtant l’égo de ces derniers leur faisait dire qu’ils étaient « créateurs de tendances ». Mais ils ne créaient rien. Absolument rien. Ils étaient eux-mêmes le vide abyssal dans lequel ils tentaient, avec beaucoup d’efforts, de ne pas disparaitre complétement. Quant à Dominique, il estimait que se battre pour des choses aussi futiles manquait sérieusement de dignité, et qu’il était de toute façon trop grand pour passer par la petite porte. Autour de lui, il admirait autant qu’il méprisait. Une bien saine activité. Un jour, dans l’un de ces élans poétiques dont il était coutumier, il était venu très tôt au bureau et avait tracé sur le grand paperboard de l’entrée les mots suivants : « Ȏ VENDEUR DE VENT… SUSPENDS TON VOL ! ». Cet acte révolutionnaire avait été accueilli dans l’indifférence générale, la plupart de ses collègues n’ayant pas vraiment compris qu’ils étaient visés. Avant la première réunion de la journée, on avait simplement tourné la page du paperboard pour faire place à une page blanche sur laquelle on avait noté au feutre noir : « BRAINSTORMING TIME ! ANY FRESH IDEAS TODAY ? ». A la fin de la journée, sur une autre page, William avait écrit en grand les mots suivants : « GO BEYOND THE CONTENT, CREATE LEARNING EXPERIENCE ». Aller au-delà du contenu ? Créer l’expérience de l’apprentissage ? Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Celles et ceux qui s’étaient enthousiasmés pour ces mots mis bêtement bout à bout ne surent pas vraiment expliquer pourquoi. Quant à ceux qui avaient osé avouer leur perplexité devant sa trouvaille du jour, William leur avait craché un bruyant « j’ai du talent et je vous emmerde ! ». Puis, à une jeune stagiaire qui avait timidement tenté de proposer une autre idée, il avait rétorqué froidement qu’elle n’avait rien à faire dans le métier puisqu’une femme, « par définition », était incapable de créer, de même qu’un homme, « par définition », était incapable d’aimer. William était un homme de taille moyenne, doté d’une intelligence moyenne et moyennement drôle. Mais il avait une forte personnalité. Avec une forte personnalité, on arrive toujours à quelque chose.
A l’étage du dessous, une société de services informatiques venait d’élire domicile. Des hommes uniquement. On les voyait courir chaque matin dans les couloirs, le cou large, la peau rouge, sanglés, harnachés, fulminant. Des taureaux avec une cravate. Après le déjeuner, bardés de câbles et de composants électroniques, ils descendaient les escaliers en vitesse, traversaient le grand hall, sautaient dans leur 4L de fonction et partaient en mission aux quatre coins du pays. En « mission ». La France découvrait l’informatique. Au cours de ces voyages en province, jeunes loups et vieux cadres sympathisaient vaguement, chacun tendant à l’autre le miroir du temps.
Le soir, quand il quittait l’agence, Dominique rentrait chez lui à pieds. Pas de métro. Surtout pas. Jamais il ne serait un rat comme les autres. Quand il descendait l’avenue de la Grande Armée, l’Etoile brillait un peu derrière lui, et il lui semblait marcher sur les traces glorieuses de Napoléon. Après quelques secondes d’ivresse, le roulis assourdissant des voitures sur le pavé le ramenait à la dure réalité : il avait la malchance de vivre une époque dite « moderne », autrement dit une époque qui n’avait absolument rien d’épique. Il rêvait malgré tout de réveiller un jour ce peuple français endormi, piquouzé aux congés-maladies, shooté à la non-violence et au pacifisme béat pour l’emmener à nouveau vers la gloire. Pour autant, Dominique ne se serait jamais considéré comme un rebelle, un « révolutionnaire » ou quelque chose du genre. D’ailleurs, il détestait cordialement ses congénères qui manifestaient toujours pour tout et contre tout. Il était certain qu’une fois passée la case « rébellion obligatoire » de leur jeunesse, ces derniers épouseraient en grandes pompes le système. C’était trop facile, trop écrit. Et puis ne fallait-il pas être complètement con pour se rebeller contre quoi que ce soit quand on avait 25 ans en France en l’an de grâce mil-neuf-cent-quatre-vingt-trois ? Car à cet âge, on ne sait rien, ou presque, du monde, de ses douleurs et de ses injustices, on a du temps, on est libre et plutôt en bonne santé… Non, c’est plutôt à quarante-cinq ans, lessivé par le bureau, accablé par sa femme, usé par ses enfants, accaparé par ses parents en déclin, cerné par les traites, affolé par la course du temps, assailli par les souvenirs, et rongé par les regrets qu’il faudrait de se rebeller, et partir, loin, très loin, tout casser, tout plaquer, dire merde aux autres, au monde et à la vie. Mais à 25 ans, pourquoi ? Lui, Dominique, savait plus ou moins se contenter du présent, même s’il lorgnait parfois vers le passé, nourrissant en secret la nostalgie d’époques qu’il n’avait pas connues. On pouvait dire qu’il souffrait d’une forme de décalage socio-temporel. Les années 30 étaient de celles qu’il regrettait le plus, mais vivre dans les années 40 ne lui aurait pas déplu non plus. Au moins aurait-il pu faire quelque chose de sa vie ! On aurait voulu lui enlever sa liberté, il aurait rugi, se serait battu. Au diable le pacifisme si l’on est attaqué ! Puis au soir de sa vie, il aurait écrit ses mémoires de guerre… Il avait vraiment joué de malchance en naissant après la bataille dans l’un de ces pays mou, démocratique et prospère, vautré dans les loisirs, sans causes ni combats. Ici, on ne lui reprochait rien, on ne lui demandait rien, on lui permettait tout. Il aurait tant aimé se battre ! Au moins aurait-il pu la gagner, cette foutue liberté, plutôt que de se la voir offrir grossièrement, facilement, comme ça, gratis, sans combattre, sans mérite. Et peut-être même aurait-il pu, dans la lutte - qui sait ? - rencontrer la Vérité ! Sa Vérité ! Enfin ! Et l’idée que cette rencontre put avoir lieu sur son lit de mort, son corps déchiqueté posé dessus, ne l’effrayait pas un instant ! Ça n’avait aucune importance. Non, ce qui était important, et grave, c’est qu’au crépuscule du 20e siècle, on n’avait plus de combats, et qu’on en mourrait.
Arrivé rue Pergolèse, Dominique prenait généralement sur sa gauche et continuait sa route jusqu’à l’avenue Foch. Lorsqu’il passait devant les cafés, son corps immense et sa mise surannée éveillaient l’attention des bougres affalés aux terrasses qui, bien sûr, ne pouvaient s’empêcher de ricaner sur son passage. Que savaient-ils faire d’autre après tout, ces gens-là ? Lui s’en fichait. Il savait que la ringardise, une fois assumée, est la forme ultime du charisme. A l’approche de la Porte Dauphine, les voitures se faisaient plus rares et la nuit enveloppait le silence. Parfois, une moto pétaradait, troublant la belle quiétude. Mais Paris, enfin, était belle. Dominique s’asseyait alors sur l’un de ces bancs qui bordent le bois de Boulogne, derrière l’ambassade d’URSS. Non pour se reposer, car il ne se reposait jamais, mais pour méditer. Souvent, à cette heure-là, le même joggeur passait et repassait devant lui, faisant avancer son corps à grand peine, comme on tire un mulet rétif. On a beau se battre comme des diables contre le temps, on ne peut rien contre ses coups de semonce. On peut lui résister un peu, certes, mais on ne peut pas lui rendre les coups. Plus loin, sur un bout de pelouse jaunie, un gamin multipliait les roues et les rondades devant un petit groupe d’hommes assis en rond, visiblement occupés à brûler les petits drapeaux tricolores en plastique chipés aux stands des forains de la place de Colombie, au bout de l’avenue Louis-Barthou. Dominique s’indignait. Pouvait-on brûler un drapeau tricolore même si l’on avait froid et qu’il fallait se chauffer ? Il était hanté par la question de ce qui était juste et de ce qui ne l’était pas. D’ailleurs, on venait d’abolir la peine de mort en France et il se demandait encore comment on avait pu commettre une telle erreur ; il disait qu’il fallait continuer de punir de la peine capitale tous ces êtres vils, inutiles, capables de casser d’un geste méchant et gratuit notre belle société, celle-là même que des honnêtes gens s’efforcent de bâtir et de consolider chaque jour que Dieu fait. Passés ces instants de méditation, il se levait d’un bond et regagnait à grands pas son domicile de la rue Parent de Rosan. Sa tête frôlait le ciel.
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Septembre 84.
Voilà maintenant neuf mois qu’il assistait chaque jour à son propre enterrement, et c’était bien assez. On avait eu beau répéter à Dominique, encore et encore, partout où il allait et jusqu’à plus soif, qu’un idéaliste, ça n’était rien d’autre qu’un cynique en devenir, et qu’il n’y échapperait pas lui non plus, rien n’y avait fait. Ses rêves étaient bien trop encombrants pour qu’on les lui ôte ainsi d’un vulgaire coup de balai. Sa formidable énergie, et cette vision si particulière du monde qui le rendait unique, étaient des trésors que l’entreprise n’avait pas encore tout à fait engloutis, et il ne doutait pas qu’à chaque âge de sa vie une main ferme et puissante contre laquelle il ne pourrait rien le guiderait vers son destin. C’est pourquoi ce matin, il était parti loin, très loin, chevaucher enfin les bords furieux de ce monde crêté, quelque part entre le bleu des Indes et le rose cochon de l’ex-Cochinchine. Qu’il lui restât encore quatre mois de contrat à honorer n’avait aucune importance. Ne plus travailler, s’arracher à la routine du bureau, c’était arrêter la course du temps, repousser la mort. Et ça, ça n’attendait pas. Le chômage rend libre ! Du moins, c’est ce qu’il pensait.
© Benjamin S. Szlakmann - 2016