Juillet 85.
- Alors c’est vous François ?
- Oui madame, enchanté.
- Enchantée, Hélène Bourbon.
Elle lui chiffonna la main.
Hélène Bourbon, née Donnadieu, épouse du député-maire d’Epinal Jacques Bourbon, mère de Ségolène et de Philippe Bourbon, vivait dans l’ombre de son mari depuis plusieurs années, développant auprès de lui un complexe d’infériorité dont elle n’était jamais parvenue à se défaire. Quel dommage ! Son agilité intellectuelle, son sens de l’humour et sa personnalité bien charpentée auraient pu la mener vers les plus hautes fonctions de l’Etat. D’autant plus qu’elle était, elle aussi, bien née. Mais elle, avait-elle des regrets ? Non, vraiment pas. Car elle savait que là-haut, sur les cimes étatiques, on n’avait en réalité aucun pouvoir bien qu’on s’échinât quotidiennement à prouver le contraire. Aujourd’hui, elle avait la chance inouïe de vivre en femme libre, n’ayant à obéir à aucun diktat, ne faisant rien qu’elle n’aimât point et ne manquant jamais d’argent. Qui pouvait en dire autant ? Qui pouvait dire qu’il était à la fois en bonne santé, à l’abri des juges et du fisc, en harmonie avec son corps, en paix avec son âme, bien dans sa ville, dans son pays, ne craignant ni le temps ni l’ennui ? Eh bien Madame Bourbon, elle, pouvait le dire. Certes, par moments, une compassion toute chrétienne pour la douleur d’autrui survenait, ébranlant légèrement sa belle sérénité. Elle s’en libérait toutefois sans difficulté, développant même, à son corps défendant, quelque dégoût pour ces peuples sales et foncés que l’on montrait sans cesse à la télévision. Assurément, tant qu’ils n’abandonneraient pas leurs coutumes archaïques, ces malheureux resteraient cloués sur leur sol rouge et terreux. Néanmoins, Mme Bourbon envoyait chaque année à Noël un chèque à l’association « Enfants du Kikanga », dont la directrice était une amie d’enfance, une ancienne du pensionnat pour jeunes filles de Saint-Pierre-du-Kikanga, comme elle.
- Encore un peu de soupe, François ? demanda Mme Bourbon avec bienveillance.
- Volontiers madame, c’est délicieux.
- France, s’il vous plaît, pouvez-vous servir François ?
France était si cambrée qu’il semblait que la pointe d’une équerre s’était plantée au creux de ses reins. Ses fesses qui jaillissaient vers l’extérieur comme pour boxer le vide étaient un défi à la tristesse du monde, et en cet instant précis, alors qu’elle posait la soupière sur la table, elle offrait à François la vue en coupe d’un demi-cercle plein et parfait. Mais celui-ci, se sachant surveiller par deux femmes dont il savait qu’elles ne lui pardonneraient rien, s’était interdit de regarder en direction de la superbe africaine. C’était dur mais il tenait bon.
France Kouassi M’Boto avait été engagée par Madame Bourbon quelques mois plus tôt pour assurer l’ensemble des tâches ménagères dans la maison, y compris le service à table en présence d’invités. Qui aurait pu deviner que, deux ans plus tôt, elle était encore « Son Altesse Sérénissime la Princesse France Kouassi M’Boto du Kikanga » ? Devant une foule de Kikangais venus des quatre coins du pays, elle avait épousé en grandes pompes Adam Djangui, le médecin personnel de son oncle, M’Boto II, roi du Kikanga. Adam était originaire du Cameroun voisin. D’une intelligence vive, poète à ses heures, c’était un érudit, passionné de tout, avec un goût particulier pour la botanique et l’histoire médiévale. Sa réputation était telle que son nom était connu dans toute l’Afrique de l’Ouest. Un an plus tôt, le roi MBoto II, qui espérait sérieusement vivre plus d’un siècle, avait exigé que celui qu’on considérait déjà comme le meilleur médecin d’Afrique fut constamment à son service, et avait envoyé ses sbires le chercher manu-militari au Cameroun. Adam avait été kidnappé de nuit dans la maison de ses parents à Douala et conduit de force dans l’avion personnel de M’Boto II. Souffrant d’une peur irrationnelle qui lui faisait craindre tout moyen de transport motorisé, le jeune médecin avait été pris d’une crise de terreur avant d’entrer dans l’appareil. Les hommes de main de M’Boto, plutôt frustes, l’avaient assommé et jeté comme un sac à patates à l’arrière de l’engin. Il s’était réveillé à 20 000 pieds du sol et avait vu par le hublot les lacs de Taar et Tambak tout en bas, grands comme deux flaques d’eau. L’angoisse l’avait saisi de nouveau et il avait vomi partout. Quand l’avion s’était posé, Adam s’était senti humide et visqueux, comme si quelques diables célestes étaient venus lui donner de grands coups de langue au cours du vol.
Lors de sa première année au service de MBoto II, Adam fut relativement tranquille. Il toucha même le bonheur du doigt le jour de son mariage avec la Princesse France. A partir de ce jour, les Kikangais l’adoptèrent comme un frère, et il n’était plus nostalgique de sa vie au Cameroun. Mais très vite, les choses se gâtèrent : Moscou soupçonna M’Boto II de travailler en sous-main pour les Américains et coupa aussitôt vivres et livraisons d’armes. Le roi se tourna alors vers ses homologues africains, mais ceux-ci, qui l’avaient toujours méprisé, ne lui furent d’aucun secours. Alors M’Boto II prit peur et devint fou. Saisi d’une crise de paranoïa, il fit décapiter tous ses généraux et martyrisa son peuple. Le Kikanga était au bord de l’insurrection. Adam et France quittèrent le pays en toute hâte et gagnèrent la France, où ils furent accueillis à Epinal par la sœur d’Adam, infirmière. Là-bas, les jeunes mariés étaient enfin en sécurité. Mais rapidement, le déracinement les fit souffrir. Ses diplômes ne furent pas reconnus et Adam ne put obtenir de la Direction des Hôpitaux l’autorisation d’exercer la médecine. Rapidement, il sombra dans l’alcoolisme et la violence. France, choquée et loin des siens, devint sujette à d’affreux cauchemars qui la faisaient uriner dans son sommeil. Pour l’humilier, Adam jetait les draps encore humides et jaunis sur le palier afin que les voisins, qui savaient que le couple n’avait pas d’enfants, comprennent certaines choses qu’ils ne devaient pas. Parfois, Adam allait la harceler jusque dans les couloirs de la mairie d’Epinal où elle faisait des ménages les lundi et mercredi. Le reste du temps, il buvait, et écrivait des poèmes. Oui, voilà, après tout, puisqu’on ne voulait pas de lui ici, ce serait comme ça... Dommage, c’était un grand médecin, et un poète honorable aussi. Mais désormais, il ne prenait plus la plume que pour cracher sa haine à la gueule de cet Occident qu’il voulait occire, lui, Adam, celui qu’on surnommât un jour « Bounty » dans les faubourgs de Douala. C’était il y a bien longtemps. Depuis, « Bounty » s’était révolté. Son dernier poème s’intitulait « Les barbarythmes ». Si je me souviens bien, cela donnait à peu près ceci :
Au son clair du tambour
Un coq chante le jour
L’assaut est violent
Et mes amis troubadours
Sont morts depuis longtemps
Face à la muraille
Y a un soldat qui braille
Qu’il est heureux sans amour
Paf ! Une flèche dans le séant !
Crac ! Au feu le croquant !
Flamme pendue à l’archer
Et le feu croque son nez !
La paille a brûlé
Le monde s’est éteint
Un curé est arrivé
Avec lui un nain
Il parle en latin
Un peu avec les mains
« La mort est un prion
La prière une amie
Alors amis… Prions »
Voilà ce qu’il a dit
C’est ce qu’on lui a appris
Personne ne comprend
Ce sont des manants
Ils montrent une dent
Et s’en vont en riant
En général, après avoir écrit un poème, Adam était un peu plus calme. Mais ça ne durait jamais très longtemps, ses démons reprenaient le dessus, et France souffrait encore…
S’il ne savait rien des malheurs de la jeune africaine, Jacques Bourbon avait remarqué dans les couloirs de sa mairie cette employée digne, toujours appliquée dans son travail. Sachant que son épouse était à la recherche d’une femme de ménage, il avait proposé à France de venir travailler à son domicile les week-end, et la belle Kikangaise avait accepté dans un grand sourire.
*
Ce repas à la table des Bourbon s’était très bien passé. Monsieur et Madame avaient répondu favorablement à la demande de fiançailles des tourtereaux, et, à l’autre bout de la table, Ségolène avait semblé heureuse. Quant à François, il n’avait jamais mangé une soupe d’asperges aussi bonne.
© Benjamin S. Szlakmann - 2016