Septembre 85.
Sur la haute lande de son week-end normand, François, la langue longue et pendue, languissait déjà la belle alanguie perdue. Le vent le poussait sans cesse vers la gauche et le bas comme s’il était une vulgaire virgule. « Allez dégage ! lui disait-il, au suivant ! ». Comme on peut crever de douleur un dimanche d’automne à Bois-Guillaume, le visage perlé de pluie !... Depuis que Dominique, du moins le croyait-il, lui avait volé Ségolène, sa rancune se faisait chaque jour plus tenace. La soupe qu’il allait lui faire boire aurait encore plus de goût que le baiser de la mort lui-même, et, à quatre pattes sous la table, le misérable cracherait ses viscères pour finir face contre terre. C’est ainsi qu’on tue les gladiateurs : avec son cerveau ! De la nouveauté, il en faut. De la créativité aussi. Et de l’imagination surtout. Mais du sérieux aussi, et de l’intelligence. Car c’est quand elle jaillit non du cœur, mais des neurones que l’étincelle du crime est vraiment belle. Sur les dents de François, ça suintait encore la salive, celle que la nuit avait emprisonnée dans son bec de coq. Oui, il allait tuer son rival. Vraiment. Il avait pris sa décision. Mais il ne savait pas faire, il lui fallait de l’aide, quelqu’un, quelque chose, un signe, n’importe quoi…
Dans le train du retour, il regardait le paysage enlaidir au fur et à mesure qu’on approchait de la capitale. Jusqu’ici, il n’avait vu que quelques maisons éparses qui se contentaient d’observer les trains sans rien dire. Mais depuis quelques minutes, de grands immeubles menaçants se levaient toujours plus nombreux pour examiner cette forme orange qui les pénétrait. Bizarre ? Peut-être. On ne sait pourquoi, mais le train est souvent un espace propice aux divagations plus ou moins poétiques. A la méditation aussi. A quoi pense ce passager par exemple ? Et celui-là ? Et les autres ? Pourquoi sont-ils tous aussi tristes ? De quoi ont-ils envie ? Où courent-ils une fois à quai ? Qu’ont-ils de si important à faire ? Croient-ils vraiment qu’ils vont gagner la course contre le temps ? Et comment était-ce avant ? Les paysans allaient-ils aux champs comme des condamnés ? Regagnaient-ils leur chaumière le soir en pressant le pas ? Maudissaient-ils les croquants qui trainaient en route ? Leur donnaient-ils des grands coups de fourche dans les fesses pour les faire avancer plus vite ? Le travail rendait-il con comme aujourd’hui ? Le monde était-il plus gai ? Et puis au fait, qui habite ici ? Oui, là, derrière les fenêtres de ces immeubles défraîchis qu’on voit toujours à l’approche des grandes villes… des Kikangais ?... des Cochinchinois ?... des Manouches des bois ?... Regardent-ils passer les trains avec mélancolie le soir à leur fenêtre ? Pensent-ils parfois que ce ballet incessant continuera encore quand ils seront morts ? Cela leur fait-il de la peine ? Et ces sièges d’entreprise qui poussent un peu partout autour des villes, pourquoi se ressemblent-ils toujours ? Pourquoi sont-ils standards ? Pourquoi tout le monde veut ressembler à tout le monde ? Pourquoi l’uniformisation, c’est bien ?... Oh, bien sûr, bien sûr, on pouvait gloser longtemps sur la science et le progrès… Mais tout ça, là, ces quartiers qu’on enterrait vivants sous le béton, ça n’avait rien de bon, ça tournerait très vite au blanchâtre, puis au grisâtre, et tous ces malheureux finiraient bien mal, teint olivâtre sur la gueule, âme noirâtre dans la poche, enterrés vivants, derrière et dedans leurs fenêtres, parce qu’ici, monsieur, Pompéi, c’est tous les jours ! Vous savez, le gros volcan Lafarge, tout ça… Beau pays ! Paysages de briques, univers tétristiques d’immeubles sens pratique… Anxiogène oxygène… tant de petits séparés, tant de grands ensembles… Pour quoi ?... Perdues les illusions, les espoirs d’un jour, les tentations lunaires, les délires mégalos, les pensées interdites, les croyances stupides, les engagements stupides, les courages stupides, les frustrations terribles, les aigreurs, les regrets éternels… La fuite ? Oui, d’accord, peut-être, mais… ciments terrestres, ancres matérielles, incapacités naturelles, ambitions éternelles… Ah ! La sinusoïde des sentiments !… Ça se bouscule là-dedans !… Et elle n’en finit plus de gonfler, gonfler, la grosse boule amalgamée, le gros fruit tortueux, la Ville !... La modernité est une hyène, monsieur, un monstre qui nous étrangle chaque jour avec ses grandes paluches, elle nous serre la gorge à nous pauvres hommes qui l’avons faite, et qui n’en finissons plus de pleurer la disparition du monde ancien, si délicat… Et elle nous gueule dessus, en plus, la modernité !… Oh, rien de méchant, ne vous inquiétez pas, les gueulantes habituelles… récriminations, justifications, sanctifications. Amen.
22 heures. François était enfin arrivé chez lui. Il avait ouvert grand les fenêtres et s’était mis au travail pour oublier, oublier qu’il était seul, que Ségolène n’était plus là. Mais un coup d’œil au Monde posé sur son bureau suffit à raviver sa douleur : on avait enfin attrapé et condamné le fameux « voleur de bisous », celui qui sévissait au cœur de Paris depuis plus de deux ans. A l’époque, Ségolène avait paru si troublée en le voyant apparaitre furtivement… Il s’agissait finalement d’un étudiant hollandais sans le sou, spécialisé en mythologie grecque et criminologie. Au procès, il avait assuré lui-même sa défense, avec un certain brio selon les journalistes, mais on l’avait tout de même déclaré coupable. Les juges n’avaient pu admettre qu’un pauvre puisse voler des choses sans valeur matérielle. Ce n’était pas illégal, certes, mais c’était illogique. Ce qui était beaucoup plus grave. Nul doute qu’au 19e siècle, on aurait porté ce héros romantique en triomphe de la rue d’Ulm à la Place des Vosges. Bref, peu importe. Cette dépêche ressuscitant pour un instant le souvenir de Ségolène avait agi au cœur de François comme ces vieilles photos qui témoignent de jours heureux qui ne reviendront plus. Il se rua à la fenêtre et respira un grand coup. C’était la pleine lune et il faisait chaud ; en bas, une foule jeune et bigarrée avait envahi les bars et les restaurants de la rue de Lappe. Rue de Lappe… c’est ici qu’il s’était installé au lendemain de la rupture. Quelle idée ! Les jeunes sots riaient très fort, s’égosillant sans fin dans le néant, volant heureux et alcoolisés dans le vide de leurs vies. Que pouvaient-ils bien se raconter ? C'était vain, vilain, sans lendemain, un véritable bras d’honneur aux êtres méditatifs qui, au milieu du bruit et des coups, faisaient à chaque instant de leur humble existence le noble effort de penser le monde. Comme lui par exemple, qui, depuis sa chambre, s’employait à relever les finances du pays quand ce petit, tout petit peuple de la nuit lui crachait une joie bête et simple au visage. Tout cela était parfaitement intolérable ! Si seulement un orage pouvait surgir et rincer tous ces jean-foutre !... Mais soudain, alors qu’il s’indignait, un doute vint l’étreindre : et si tous ces fêtards étaient « dans le vrai » ?... Et s’ils avaient saisi l’insaisissable quand ceux-là même qui posent sans cesse la question du bonheur semblent n’avoir finalement jamais droit au chapitre ? Et puis, devait-il, lui qui souhaitait plus que tout que ce monde soit heureux, condamner leur comportement ? Leur béatitude était-elle coupable ? Qu’importe. Voir des gens aussi heureux le rendait triste, un point c’est tout. Il fermât la fenêtre sur ce monde qui l’ennuyait et s’endormit. La nuit porterait peut-être son corps lourd vers quelques matins sans lune.
© Benjamin S. Szlakmann - 2016