Octobre 85.
A la Cour des Comptes, on préférait encore aller faire du ball-trap avec quelques gars rougeauds du fin fond de l’Eure-et-Loir (quitte à devoir s’avaler dès l’aube une demi-douzaine de tartines au pâté de lapin et un litron de rouge) plutôt que de passer son dimanche avec un type comme François. Comment ce jeune homme si brillant à l’écrit pouvait-il être si effacé et convenu au quotidien ? « Un bolide sur l’autoroute de l’évidence » avait médit un jour l’un de ses collègues à la machine à café, « le flan prêté à la critique » avait surenchéri un autre en riant… Certes, il avait réussi son stage, on l’avait confirmé dans ses fonctions, et il était désormais un haut-fonctionnaire comme les autres. Mais cela ne suffisait pas à en faire un camarade. Heureusement, il y avait le conseiller-référendaire 2ème classe Claude Levy-Katz, un jeune trentenaire replet au regard perçant, le sourire toujours accroché aux lèvres. Son corps rond semblait en conflit permanent avec son visage ambitieux, et s’il parlait lentement, c’est parce qu’il pensait vite. François avait toujours apprécié ce collègue qui le saluait avec chaleur dans les couloirs du Palais, mais à vrai dire, il ne le connaissait pas vraiment. Jusqu’à ce jour de mai où, au cimetière de Bagneux, alors que la quasi-totalité des sept-cent-trente-cinq agents de la maison assistaient en silence à l’enterrement du premier président de la Cour tué une semaine plus tôt dans un accident de la route, Claude, droit dans ses bottes et visage de cire, lui avait murmuré à l’oreille : « Tu vois, il a fini par l’avoir, son heure de gloire, notre président… ». François avait dû porter en vitesse sa main à la bouche pour étouffer un premier rire. Puis Claude s’était une nouvelle fois penché vers François et avait soufflé : « Bon, d’accord, il est mort, il ne faut pas dire du mal… mais tout de même, faire l’éloge de ce salaud, c’est se foutre de la gueule du monde, non ?... ». C’est vrai que Morin-Dubreuil était un vrai fumier ; à la Cour, tout le monde était au moins d’accord là-dessus. Et si certains fonctionnaires avaient la larme à l’œil cet après-midi-là, c’était uniquement parce que la disparition de leur chef marquait la fin d’une séquence de leur propre vie, et que cela les rapprochait subrepticement de leur propre mort. Quant aux autres, membres du gouvernement et hauts-fonctionnaires venus de divers services, y compris de l’étranger et de l’outre-mer, ils avaient chamboulé leur emploi du temps, annulé leurs rendez-vous, pris le premier avion, traversé les mers et les océans pour honorer un mort qu’ils n’avaient jamais pris la peine d’aimer de son vivant. Scary, isn’t it ? Alors que la cérémonie touchait à sa fin, Claude avait encore glissé à François : « C’est bon pour l’égo, un éloge funèbre, ça vous requinque le moral un truc comme ça, mais dommage que ça arrive si tard ! ». Ce collègue était décidément très sympathique. Sur le chemin du retour, alors qu’ils venaient de passer le portail du cimetière, il avait pris François par l’épaule et lui avait parlé comme à un fils : « Allez, t’en fais pas François… sous nos vêtements, on est tous les mêmes, on vieillit et on pourrit, riche ou pauvre, con ou pas, avec ou sans costard… ». Il avait dit cela avec tant de chaleur que François s’était presque senti rassuré en entendant ces mots terribles. C’est ainsi qu’ils s’étaient liés d’amitié.
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Mars 86.
C’est quand il voit arriver sa fin que l’hiver tire ses salves les plus violentes. Il est ce combattant qui sait qu’il va mourir. Rue Cambon, Mars hurle son dernier chant et François quitte son bureau en direction du sud. Un nuage sur les Tuileries lui barre la route de Rivoli. Il est haut, opaque, horrible. Devant lui, cape claquée par le vent, un cycliste avale la rue, arc-bouté sur son frêle engin. Dans son sillon est née une ligne brillante qui n’a vécu que quelques instants, aussitôt mangée par l’air et l’eau. Plus loin, l’image de l’homme chauve dont le chapeau s’envole est réellement terrible. Et en dépit de tout cela, Paris reste belle. Paris ! Paris ! Paris ! Paris, seule ville que la grisaille embellit. Quand François passe enfin Rive gauche, il fait noir et déjà, de vils êtres s’envolent vers ces gloires tristes que la nuit promet avant l’aube. Partout les figures monstrueuses clignotent, indiquant tantôt la vie, tantôt la mort, en une haie d’honneur grotesque où se rumine la joie, la peine et l’ennui. Passent les passants. Passe le ridicule. Décoiffés volontaires, fausses blondes, postiches pistache, crétins crêtés, permanentes permanentées, cantatrices chauves, faces de piles, faces de caillou, beautés voilées, voiles envolés, têtes couronnées, têtes de gondoles, bananes plantées… Dans la mêlée, les traumatismes post-salons de coiffure sont nombreux. A vous tous, héros malheureux d’expériences capillaires hasardeuses, nous voulons dire, en même temps que ce pape heureusement calotté : « Entrez dans l’espérance ». Voilà. Les gouttes s’épaississent. Saint-Michel, vite. RER, vite. RER C. Ouf ! Sauvés. Venue de campagnes lointaines et obscures, la rame qui entre en gare a déjà fait un long voyage, longeant d’abord la ligne de fracture qui sépare Paris de sa banlieue, jaillissant ensuite pour mordre Passy et la Seine avec panache avant d’en suivre, apaisée, le flot encré.
Quelques mètres plus haut, sur la terre claire et sous le ciel noir, la pluie frappe toujours le macadam en cadence. Quand l’eau s’infiltre partout, il n’y a plus rien ni personne. Seul un bus scindé d’un accordéon en son centre serpente sans bruit dans la nuit. Bat le cœur arythmique de la ville, coule sa majesté la Seine, sombre et silencieuse, elle qui n’a plus un regard pour Paris... Ô Paris, Paris son enfant... il est si beau, si grand… mais si turbulent ! Il y a bien longtemps qu’elle s’en moque de ce garnement !… Seine, mère fatiguée !… Seine, mère déprimée !… Seine, mère indigne ! Mais elle s’en fout, elle file déjà vers Le Havre et la mer sans m’entendre… Et toi, François, que fais-tu sous terre ? Tu te rembrunis, baisses un peu la tête, souffles dans tes narines, et ton œil devient noir. En cet instant, tu te sens extrêmement viril et regardes la vitre du train qui t’offre son reflet. A qui veux-tu plaire ? A toi surtout. Tu veux te rassurer ? Mais de quoi ? As-tu enfin compris que tu étais comme tout le monde ? Qu’il n’y a rien qui puisse te différencier des autres ?... Entrée en gare d’Austerlitz. Fin du voyage. Ce soir, c’est Shabbat, et on t’attend à diner chez les Levy-Katz.
© Benjamin S. Szlakmann - 2016