De petite taille, gonflés par l’angoisse et persuadés de l’antisémitisme total, viscéral et définitif du monde, les parents de Claude habitaient au 34 boulevard de l’Hôpital.
« Pour vivre heureux, vivons kasher ! » avaient-ils lancé au début du repas pour plaisanter. François n’avait pas trouvé ça particulièrement drôle mais avait tout de même fait semblant de rire, par politesse. En aucun cas il n’aurait voulu paraitre antisémite. Même s’il cela lui arrivait de l’être parfois. Un démocrate est-il autre chose qu’un fasciste qui se soigne ?
- C’est dommage que votre fiancée n’ait pas pu venir, glissa Madame Levy-Katz à François en posant sa main sur son avant-bras.
- Oui, elle est grippée malheureusement, elle s’excuse, répondit François le regard dans le vide.
Non seulement il souffrait, mais en plus il devait mentir. Car il n’était pas question qu’il dise à qui que ce soit qu’on l’avait quitté. Et puis il était un peu mal à l’aise au milieu de cette famille dont il se sentait profondément différent. Le vieux Levy-Katz sentit sa gêne et jugea bon de lui faire part des difficultés qu’il avait eues, lui aussi, à appréhender les divers univers dans lesquels il avait eu à baigner au cours de sa vie.
- Juif, François, commença-t-il de sa voix chaude et cassée, c’est à la fois un peuple et une religion. C’est déjà compliqué... Alors si vous rajoutez là-dessus la France, l’Egypte – c’est quand même aussi notre pays à ma femme et moi – Israël, l’Europe, l’Orient et l’Occident…
- Oui, je comprends...
- Chez nous, on parle le français, l’arabe, l’anglais, l’hébreu et l’italien… et ma femme s’est mise à l’espéranto le mois dernier… comme si c’était pas assez compliqué comme ça... hein Ruth ?
Madame Levy-Katz étouffa un petit rire et prit la main de son mari avec affection. C’est dans le sourrire de cette petite brune boulotte que le vieux puisait chaque jour sa formidable envie de vivre et d’aimer. Où ailleurs aurait-il pu trouver de tels trésors ? Il l’aimait passionnément, et plus encore depuis ce jour où il avait compris qu’il n’avait pas forcément envie d’elle, mais simplement besoin d’elle.
- Vous savez François, reprit le vieux, je m’achemine doucement vers mes 79 ans…
- C’est un bel âge, Monsieur.
- Eh oui... et voyez-vous, je n’ai qu’une seule certitude : j’ai aimé ma mère et j’aime mon épouse… à part ça, je ne sais rien ! Rien du tout ! J’espère voir encore un hiver, ajouta-t-il tristement.
Un silence. Et tous se mirent à chanter joyeusement « L’année prochaine à Jérusalem ».
- Chaque semaine, nous chantons ainsi, expliqua M. Levy-Katz à François. Et pourtant, nous n’avons pas la moindre envie d’y aller, à Jérusalem ! On est bien mieux ici, croyez-moi !
- Alors pourquoi chantez-vous cela ? demanda François en se penchant vers le vieux pour qu’il l’entende.
- Hein ?
- Je dis : pourquoi chantez-vous cela si vous ne voulez pas y aller ?
- Ha ! Eh bien… heu… parce ce que c’est comme ça… c’est la coutume !
- Je vois.
- Nous sommes des gens très fidèles, vous savez. C’est comme ça depuis trois mille ans !
Le vieux Levy-Katz avait le charme des hommes tristes. Derrière ses lunettes rondes cerclées de fer, son regard était vert, gris, grave, troublé de brumes et d’éclairs, de regrets et de clartés, de calmes tiédeurs et de renoncements assumés, en somme le regard que l’on a quand, lesté de plusieurs années, on en pose un vertigineux sur le passé et l’on se dit qu’on pouvait, qu’on aurait pu... Il disait qu’au jeu de l’amour on restait un enfant toute sa vie, et qu’il valait mieux chanter la beauté d’une dame plutôt que lui faire ses honneurs. Éviter les soucis en somme. Ici, j’aimerais m’arrêter un moment pour vous faire une confidence : j’aime les vieux. Oui, j’aime les vieux, ils sont la preuve que l’homme peut être bon quand il abandonne enfin la vanité de son corps… Les vieux sont gentils, faibles, fragiles. Avec leur voix fatiguée et leurs mots pleins de sagesse, ils ont cette compassion pour l’autre qu’on trouve rarement chez les jeunes (ces salopards). Avec leur corps en ruines – on ose à peine les toucher, on leur briserait les os – on fait attention, on les effleure seulement. Leurs gestes sont lents, leur chair est molle, ils ne font pas peur, ils ne vous donnent pas de complexes. On baisse la garde, on cesse de se comparer, on se sent bien, loin de tous ces semblables qui nous jugent sans cesse. Quand vous les quittez, ils vous regardent avec tendresse, vous souhaitent de belles choses. Tout ceci est véritable, sincère, venu du fond du cœur et de l’âme. Car ils savent qu’ils ne seront peut-être plus là la prochaine fois. Ils le savent mieux que nous. On est loin des « bonne journée » et « bonne soirée » débités chaque jour en rafale automatique sans empathie aucune. Voilà, j’aime les vieux, ils sont la mémoire, la lenteur, la peur et la pureté. Ils sont la Bonté qu’en éclaireurs de la mort, ils ont, à leur poste avancé, enfin choisi d’adopter.
A la table du Shabbat, outre Claude et ses parents, il y avait aussi SimonLevy-Katz, le frère cadet de Claude. Grand, de belle stature, les cheveux blonds et les yeux clairs, il n’était pas aussi intelligent que son frère. A vrai dire, il n’était pas intelligent du tout. Il se contentait de se laisser regarder, c’était sa façon d’être. Et si une fille n’était pas sensible à sa beauté, le “dandy doré”, comme on l’appelait à Saint-Germain-des-Près, se drapait pour la séduire d’un idéalisme de pacotille fabriqué au hasard du jour. Claude, bien qu’il fût le préféré de ses parents, ne pouvait s’empêcher d’envier la beauté de son frère et son succès auprès des femmes. Il se consolait en se disant qu’un jour, son esprit vif et sa bonhommie lui permettrait d’accumuler les conquêtes lui aussi. Car le corps des femmes l’obsédait, le corps des femmes l’empêchait de vivre.
Au cours du repas, Simon dit à François l’étrange satisfaction qu’il avait eu le jour où il avait vu à la télévision le nageur Mark Spitz triompher aux Jeux olympiques de Munich. Voir un sportif juif sur le podium, c’était si rare !
- Le fait qu’un juif soit doué en sport provoque toujours joie et fierté chez tout juif qui ne se respecte pas, explicita Claude en souriant.
Et tous scrutèrent François avec malice pour voir s’il avait saisi l’ironie du propos. Mais visiblement, il n’avait pas compris.
- Mon cher François, dit Monsieur Levy-Katz, hésitant entre légèreté et gravité, je vais vous dire quelque chose sur nous : les juifs ont une chose en commun avec ceux qui les haïssent…
- Ah ?
- Oui, c’est l’obsession des juifs.
Et en effet, François réalisa qu’il n’avait été question que des juifs depuis le début du repas. Un lourd silence se fit dans la salle à manger.
- Hum… euh… est-il vrai que vous êtes le « peuple élu » ? demanda soudain François pour remplir le vide.
- Il n’y a pas de peuple élu, François, il n’y a que des damnés.
On sonna à la porte.
- Ah ! s’exclama Madame Levy-Katz, tout enjouée, ce doit être Abdoul !
Elle toucha ses cheveux comme pour vérifier qu’ils étaient toujous là, fit de même avec sa jupe et se précipita pour ouvrir la porte.
- Abdoul ! Shabbat chalom !
Le fameux Abdoul apparut dans l’entrée. C’était un petit homme maigre et foncé, aux cheveux très noirs. Cinquante ans environ. François crut un moment le connaitre mais se ravisa.
- Shabbat chalom ma chère Ruth. J’arrive pour le dessert tu vois... Comment vas-tu ?
- Très bien grace à Dieu ! dit Madame Levy-Katz. Et toi, ça va ? Oui ? Entre, entre, Abdoul, entre, on a un invité, c’est un ami de Claude, un jeune homme vraiment charmant.
- Entre, Abdoul, entre ! surenchérit le vieux Levy-Katz, comment vas-tu ? Entre, assis-toi, j’expliquais justement à François deux ou trois choses sur nous…
- Pas facile d’être juif, hein ! lança Abdoul au vieux avec un sourire complice.
- Ehhh non ! s’exclamèrent tous les Levy-Katz en riant.
- Mais… euh… c’est une force la double-culture, non ? objecta François très sérieusement.
Abdoul considéra un moment son jeune interlocuteur.
- Cette « double culture », comme vous dites jeune homme, ne mérite pas d’être vantée. Enfermée dans une même âme, elle est le pire des tourments. Ne croyez rien des discours de tous ces gens qui, sans avoir jamais expérimenté la chose, vous disent ce qu’il est convenable et convenu de penser, car moi Abdoul, je vous le dis, et mes amis ici à cette table ne me démentiront pas : un être métissé n’est rien d’autre qu’un être déchiré. Oh, bien sûr, on peut vivre le cul entre deux chaises pendant quelques temps… Mais un jour, les cuisses finissent par faiblir, et on n’a plus le choix : il faut absolument s’asseoir. Alors on choisit l’une des deux chaises et l’on s’y assoit. Au début, on est plutôt content, on se sent un peu mieux, comme reposé. Puis on comprend peu à peu que notre bonheur est fragile, alors on se couche tous les soirs avec l’angoisse qu’il soit balayé par le vent du destin… et puis après, le passé revient… et les doutes aussi… on se dit qu’on s’est peut-être assis sur la mauvaise chaise, mais on ne peut plus revenir en arrière, on ne peut plus se lever, on est fatigué, on n’a plus assez de force. Alors on souffre, on regrette, on imagine toujours le pire, on se couche sans avoir vraiment sommeil et on regarde le plafond toute la nuit, l’esprit assailli par d’horribles pensées… Ne vous en faites pas jeune homme, vous le découvrirez un jour : la liberté contraint et la contrainte libère, et ce qu’on appelle « choix » n’est rien d’autre qu’un cadeau empoisonné… il pèse si lourd qu’il ralentit même les plus doués dans la course aux étoiles, laissant le champ libre aux médiocres, pour peu qu’ils soient faits d’un bloc et qu’ils se montrent un peu opiniâtres... Bref, le métissage est une belle saloperie pour celui qui se retrouve à devoir porter ce fardeau toute sa vie.
Quelle tirade ! Il le reconnaissait maintenant… mais oui… c’était bien lui !… c’était lui le petit écrivain foncé et arrogant qu’il avait vu, il y a bien longtemps, un soir d’hiver à la télé ! C’était à Mont-Saint-Aignan, en 1973, il avait 13 ans…
© Benjamin S. Szlakmann - 2016