Né en 1940 au sein d’une famille copte d’Alexandrie, Abdoul Farsi était un artiste, l’un de ces êtres étranges qui ne savent pas dire adieu à l’enfance. Enfant, justement, il avait suivi son père et toute la famille sous le ciel bleu windows de l’Oklahoma, à Tulsa. C’est là-bas qu’il avait fait ses premiers rêves. Certains étaient beaux, d’autres laids, ou très étranges. Ils venaient la nuit en silence, se formaient doucement et montaient en lui comme de la vapeur d’eau. Une fois, dans son sommeil, il avait vu le règne animal succéder brusquement au règne humain. L’Homme n’était plus maître de la planète et l’heure de la vengeance avait sonné : un ours en blouse blanche pratiquait la vivisection sur quelques hommes jeunes et vigoureux, des femmes étaient mise en cage par des babouins et des vieillards décharnés tiraient de grosses charrues sous la surveillance d’un veau autoritaire. C’était affreux. Sous le choc, il avait tout raconté à sa mère qui avait levé les bras au ciel et s’était tourné vers sa fille Anoush en criant : « Il a un problème, ton frère, il est pas bien dans sa tête ! ». Elle était vraiment très inquiète pour son fils. Quant à Anoush, elle avait dit à son petit frère de ne pas s’en faire, car, de toute façon, dans son prochain rêve, des associations de défense des droits de l’homme apparaitraient bien vite et les délivreraient. Tout cela avait rassuré Abdoul, et il n’y avait plus repensé ensuite.
Le père d’Abdoul était beau et fort comme un ziggourat d’Assyrie. Ce proche du roi Farouk et des Anglais, négociant en blé de son état, avait un sens inné du commerce. Il parvenait toujours à créer avec ses clients une forme de passé et d’avenir commun, un peu comme s’il était leur ami depuis des siècles, et qu’il le serait encore pour l’éternité. Pour le récompenser de ses bons et loyaux services, le conglomérat anglo-américain qui l’employait lui offrit une promotion, et toute la famille s’envola pour Montréal. Le jeune Abdoul n’était pas mécontent de quitter l’Oklahoma car, au fil du temps, l’Amérique lui était apparue brutale et uniforme. D’ailleurs, que l’on s’échinât au pays de l’individualisme forcené à harmoniser l’habitat avec autant de ferveur n’avait jamais cessé de l’étonner. Mais à Montréal, il ne s’était pas épanoui pour autant. Ces Québécois étaient insupportables, avec leurs manières sans délicatesse et cet enthousiasme ridicule de chaque instant. Mais surtout, plus que tout, c’était cette façon qu’ils avaient de le tutoyer qui l’avait exaspéré. Tabernacle ! Ce n’était pas du tout comme ça qu’on lui avait appris à parler le français ! Tout ceci était vraiment choquant pour l’oriental raffiné qu’il était resté au fond de lui. Quelques mois plus tard, son père rendit l’âme dans un râle splendide, barbe en écumes et yeux au ciel. Toute la famille rentra en Egypte. Il avait 20 ans et rêvait toujours autant. Puisqu’il ne savait faire que ça, il deviendrait écrivain. « Voilà un beau métier pour un rêveur ! » s’était-il exclamé en regardant le soleil écraser Alexandrie. Il n’aurait qu’à coucher ses rêves sur le papier et ça marcherait. Ne valait-il pas mieux disserter que faire ? Il avait fait part de son projet à sa mère, qui lui avait répondu : « Va mon fils, fais ce que tu veux, mais reste en vie ». Ces mots en tête, il s’était échappé vers la vie rêvée, avait rejoint Paris, et fait la découverte d’une formidable liberté. Entre autres excentricités, les premiers mois, il avait peint en rose les ongles de ses orteils, mais uniquement sur le pied droit. Vue en plongée, le contraste entre les deux pieds le ravissait. Peut-être que ses ancêtres, les compagnons de Cléopâtre, faisaient cela eux aussi ? La nuit, dans sa petite chambre de la rue Bleue, il écrivait des poèmes, en arabe, en anglais et en français. Le jour, il était groom au Ritz. Les clients américains et saoudiens de l’hôtel, ravis des services de ce jeune homme qui parlait si bien leur langue, lui distribuaient de généreux pourboires. Il s’en sortait plutôt bien. Un jour, il dut porter les bagages de la belle Maria Elena Martin Vazquez dans sa suite et en tomba aussitôt amoureux. Le lendemain, il partit avec elle à Cochabamba, en Bolivie, où la famille de Maria l’accepta sans faire d’histoires. Il faut dire qu’Abdoul leur avait affirmé avec aplomb qu’il descendait des premiers chrétiens, et peut-être même du Christ lui-même, ce qui avait beaucoup impressionné la mère de Maria, Doña Vazquez Tortajada. Quant au père de Maria, il n’en avait rien cru, et, après avoir ri un bon coup, était retourné à ses affaires dès les présentations terminées. Il faut dire qu’Octavio Martin, 55 ans, promoteur immobilier, n’était pas homme à se laisser berner. C’est d’ailleurs en ne faisant confiance à personne qu’il était devenu l’homme le plus puissant du pays. Et le plus violent aussi.
En terre andine, Abdoul fit la découverte du socialisme et de l’indigénisme. Finalement, ce Victor Paz et les hommes du Mouvement national révolutionnaire n’étaient pas ces criminels sanguinaires que les Américains vilipendaient sans cesse. Quand il était petit, en Oklahoma, la maîtresse leur avait pourtant dit que les communistes mangeaient les enfants en dessert avec un peu de beurre de cacahuètes... Quoiqu’il en soit, Victor Paz ou pas, socialisme ou pas, les Indiens quechuas continuaient de crever dans leurs montagnes. Etait-ce vraiment étonnant ? Moi je crois que les défenseurs autoproclamés se fichent toujours de ceux qu’ils défendent. Abdoul, quant à lui, s’était très vite identifié à ces quechuas dont il partageait au moins la couleur de peau et avait rejoint leur combat pour la dignité. Mais ensuite, ce salaud d’Ortuño avait pris le pouvoir, et, sans qu’il y ait un quelconque lien de cause à effet, son amour pour Maria s’était émoussé. La malheureuse l’avait aimé si fort qu’elle avait fini par l’étouffer… Il était alors rentré à Paris et avait fait mai 68. Quoi ? Une révolution ? Mais… pourquoi faire ? Renverser le système ? D’accord, mais… par quoi ? Oui, je sais, c’était idiot. Mais il faut croire qu’en terre raisonnable, l’homme de goût a le sens de l’absurde. Ainsi, chaque jour, après une ou deux émeutes et quelques pavés balancés pour le principe, Abdoul filait dans son taudis de la rue de Tlemcen, remontait quatre à quatre les escaliers en colimaçon, époussetait les étagères, secouait les coussins et allumait deux bougies. Il voulait accueillir au mieux ses amours du soir. Car c’était une époque folle… le monde tombait dans la nuit étoilée, et lui qui ne savait que rêver apprenait à danser... toujours la même danse… l’étincelle… puis le feu, la fusée, la mise sur orbite, l’espace, l’apesanteur, les sauts périlleux, l’explosion, le cosmos, les comètes, la pluie d’étoiles, la voie lactée puis la lumière… la fin du rêve… et le retour, amer, vers la terre. Elle dormait encore. A tâtons, il se glissait hors des draps, s’installait dans sa petite cuisine, et écrivait. A l’aube, le corps est éteint, l’âme s’évade, les conventions s’évanouissent dans les dédales de notre cerveau fatigué et sous nos yeux mi-clos coule inconscient le torrent des mots. Bravo. En général, vers 11 heures, la fille de la veille débarquait à moitié nue dans la cuisine et s’entendait dire ceci : « Ma belle ! Te voilà enfin !... J’ai travaillé comme un fou, comme un pou… comme un fou... Hein ?... Si ça servait à rien ? De quoi ? Tout ça ? Ha ! Ha ! Mais si ma belle, mais si, tu verras, l’éternité finira bien par se pousser un peu pour me faire une petite place… il y a toujours de la place pour quelque chose de bien… Tu vois, jolie princesse, ce matin, quand tu dormais, j’ai écrit mon dégoût de tout, mon amour des mots et mon envie de toi... Tu ne me crois pas ? Allez, va donc dormir… Quoi ? Moi aussi ? Fatigué ? Pas dormi depuis neuf jours ? Ha ! Ha ! Mais où vas-tu chercher tout ça bon Dieu ?… Mais non, mais non, je ne serais pas là devant toi à te parler comme ça... allez, va te recoucher mon ange, va… Et laisse-moi travailler… Hein ? Pas un vrai travail ?... Mais je n’en veux pas, moi, d’un « vrai travail » ! Je n’en veux pas ! Ah ça non !... Je ne veux pas travailler, je ne veux pas vieillir, je ne veux pas mourir, je ne veux pas souffrir, je ne veux pas avoir froid, faim, mal, peur, je ne veux pas en savoir trop, je ne veux pas que tu me quittes, je ne veux pas te faire mal, t’abandonner, te faire souffrir, etc. etc. Mais je ne veux pas que tu m’emmerdes trop non plus, tu comprends... ? Parce que, surtout, je veux écrire… écrire !... écrire et ne penser à rien, et donc je veux que tu la fermes un peu, nom de Dieu ! Hein, tu comprends ? C’est pas compliqué quand même ça… si ? Bon, allez, allez, arrête de me siffler ma bouteille, il est 11 heures du matin, si, si, je t’assure, allez tais-toi, calme toi, prends un café et viens t’asseoir près de moi…». Voilà. C’était plus ou moins la même chose tous les matins.
Puis Mai 68 avait fait place à l’été et Paris s’était vidé. Les jeunes filles révoltées du printemps étaient parties sur les plages, et les jeunes hommes révoltés les avaient suivies. Tout était calme maintenant. Abdoul continuait cependant à ne dormir que deux ou trois heures par nuit. Chaque jour nouveau qui commençait générait en lui une formidable fièvre d’agir et il se propulsait hors du lit comme un tigre. Il ne mangeait pas, ne se lavait pas, ne sortait pas, travaillant dur, fort de cette conscience douloureuse, aigüe, profonde, qu’il n’était pas là pour longtemps et qu’il lui fallait par tout moyen laisser une trace de son génie aux hommes du futur. Ce n’était pas facile à expliquer, mais disons qu’il préférait largement exister un jour dans l’esprit de descendants inconnus qu’aujourd’hui dans sa propre vie. A force de rester enfermé, il était devenu peureux, craignant le monde extérieur comme un petit chaton, lui, le « Bolivien », le révolté de 68, « El Cascador » comme l’appelaient avec un brin d’ironie ses amis sur les barricades. Mais il s’en fichait. Chaque seconde comptait : il ne voulait pas, il ne devait pas mourir avant que son travail fût achevé et publié. « Attends un peu, Sollers, disait-il parfois à voix basse, plume et tête penchées sur le papier, tu es le meilleur aujourd’hui, mais bientôt, je vais venir te mettre ma prose sous le nez… et tu liras alors ton crépuscule en lettres d’or... Puisse le bon Dieu me laisser encore le temps de vivre un peu… ». En tapant fiévreusement sur son Underwood Touch-Master, il entendait les sons du darbouka de son enfance frapper dans son cœur et dans son crâne. C’était comme si Bagheri, le grand Rafik Bagheri, celui qui accompagnât Oum Kalthoum au temps de sa splendeur, jouait là, ici, maintenant, tout près de lui. Oui, c’était en suivant ce rythme complexe et envoûtant que les mots d’Abdoul avançaient sur le papier, seuls ou en groupe, chevauchant, hennissant, hurlant et mordant, montant parfois jusqu’au ciel pour mourir dans un souffle, l’âme fracassée contre le point inflexible. Cette course effrénée, c’était celle de l’Orient humilié depuis 700 ans, c’était cela le secret de son talent, et il ferait assurément de lui un grand, un très grand écrivain. « Vous êtes le génie qu’on attendait depuis des siècles ! » lui dirait-on avec enthousiasme dans les maisons d’édition, et lui répondrait, avec fausse modestie : « Allons mes chers, allons, n’exagérez rien… mon seul talent est de savoir apprendre de tous, tout simplement… ».
Pouvait-on blâmer Abdoul pour son ambition ? Qui donc ici-bas ne cherchait pas la gloire ? Il aurait tout donné. Il ne vivait que pour son roman. Sa passion était en train de le dévorer comme un ogre, il le voyait bien. Mais l’écriture, il n’y pouvait rien, c’était la métaphore de sa vie.
Un jour, son roman intitulé « Les possibilités du Nil », largement autobiographique, parut enfin. Il y racontait son enfance en Egypte, son adolescence en Oklahoma, son expérience en Bolivie et son engagement dans les évènements de Mai 68 ; en filigrane, il plaidait la cause de toutes les minorités opprimées sur le continent américain, en particulier les Noirs. Le livre eut un immense succès et Abdoul devint célèbre dans le monde entier. Il fut invité à Londres, Moscou, New York, Paris (où il fit le cabotin - on s’en souvient - chez Pivot), embrassa le Pape à Rome et Fidel Castro à La Havane, saccagea sa chambre d’hôtel à Beyrouth, où il prit aussi une cuite mémorable avec le directeur de l’Alliance française locale, et fit mille autres choses très distinguées. Le jeune écrivain s’amusa aussi de ce que son livre, une fois traduit en quelque langue exotique, lui fut devenu parfaitement incompréhensible pour lui-même. Enfin, il fit parvenir son chef-d’œuvre incrusté dans une couronne de fleurs à ses amours d’antan, espérant ainsi ressusciter le passé :
Ma très très chère amie…
Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Mais moi je ne vous ai pas oubliée. J’espère que vous allez bien. Voici mon livre. C’est un peu grâce à vous. Alors merci.
Votre serviteur,
Abdoul
A cette époque bénie, Abdoul s’était senti plein de bonté et de miséricorde. Un peu comme un Dieu. C’est pourquoi tous ces écrivains ratés qui ruminaient désormais à l’ombre de son succès, ils ne leur en voulaient pas trop. Non, au contraire, il se disait qu’ils étaient là pour lui rappeler à chaque instant combien son talent était solaire. Au cas où lui l’oublierait. Le bougre était proche de croire que la Terre s’était mise à tourner le jour où il était né…
Puis vint le moment inévitable où le narcissisme, l’égo et la vanité rencontrèrent la mort et le pourrissement. Je parle de mort artistique bien sûr. Car la mort physique, ce n’est rien, ce n’est même pas un sujet.
D’abord, ce fut un silence. Abdoul l’accueillit délicieusement au début. Evidemment, sa dernière livraison était une gifle. Une écriture nerveuse, intense. Un mot, deux mots, un point. Un mot, deux mots, un point. Pif ! Paf ! Boum ! Impact ! Ils étaient encore dans les cordes, là-bas, là-haut, dans les tours germanopratines… Bien sûr ! Forcément ! Evidemment ! Comment marcher droit après ça ?... D’accord, c’est vrai, peut-être que Paul-Marie Lampierre de Lambris – il s’appelait Max Grübstein en fait – trouverait à redire. Ce gars-là était vraiment exigeant. « Depuis Camus, plus rien ! » tonnait-il en envoyant valser la dizaine de manuscrits posés sur son bureau. Il était la ligne Maginot, en plus solide, entre le passable et le médiocre, la terreur de bataillons entiers de littérateurs, vous savez, ceux qui avancent au pas de charge en gueulant qu’ils sont les meilleurs... Bref, le gardien d’un temple qu’on avait par trop souillé. Abdoul se disait que cet emmerdeur ne goberait jamais la poudre de perlimpinpin de la phrase courte, lui. Mais il avait encore confiance. Il avait du talent. De grands éditeurs le lui avaient dit. C’était des professionnels. Ils ne pouvaient pas se tromper. Mais bon sang, tout de même !... Six mois s’étaient écoulés depuis l’envoi de son dernier manuscrit, et toujours pas de nouvelles... Alors ? Pourquoi ? Pourquoi plus rien ? Pourquoi pas un mot sur ce texte inspiré, tonique et enivrant...? L’avaient-ils reçu ? Oui, ils l’avaient bien reçu. Et ? Eh bien, non, ils n’en voulaient pas. Ah, les salauds… ils avaient du bien rire de lui : « Tiens ! Regarde ça ! « Abdoul Farsi »… tu te souviens ? Pfff… il fait plus rien de bien maintenant, ses livres ressemblent à un bulletin météo... la pluie ceci, le vent cela, la neige arrive, le soleil s’en va… Il est nul, fini, terminé, cuit, bouilli, farci… Ha ! Ha ! « Farci » ! Ha ouais j’ai même pas fait exprès, elle est bien bonne celle-là… ». Rideau. Le couperet était tombé sur l’orgueil d’Abdoul. C’est vrai, il y avait des centaines, des milliers d’écrivains médiocres après tout, et peut-être en faisait-il partie lui aussi désormais. Il y a longtemps, aux temps bénis de la bohême, un petit génie venait lui souffler de jolies phrases toutes faites, prêtes à l’emploi, qu’il s’empressait de noter avant de les oublier. Mais le petit génie avait disparu, d’un coup, comme ça, sans prévenir. Désormais, il avait beau interroger les mots, torturer les phrases, rien n’y faisait : sa prose, c’était de l’eau tiède. Le destin avait joué un drôle de tour à Abdoul. Il devait abandonner, faire autre chose, tenter de renaître... Il n’avait que 45 ans après tout ! Hein ? Chercher un emploi ? Ah non ! Tout de même ! Se chercher soi-même suffisait bien assez comme ça. Et puis, on ne se refait pas. Pas aussi vite. Bref, le petit écrivain était mort-né. Et puisque la mort, cette malpolie, ne daigne même pas fermer les yeux du défunt après son passage, il pouvait voir les lumières de la gloire s’éteindre l’une après l’autre autour de lui… puis le noir… puis les souvenirs… l’hiver 72… New-York… la cohue… ce restaurant huppé de la Cinquième Avenue… le prix Pulitzer pour « Les possibilités du Nil »… la presse déchaînée, la chaleur, la salle enfumée, le crépitement des flashes…
- Monsieur Farsi ! Monsieur Farsi !
Une jeune femme s’égosillait tout en essayant de hisser son micro au-dessus des bras masculins qui l’entouraient.
- Oui ?
- Alors ! C’est la gloire là !
- La gloire ? Quelle gloire ? Où ça ?
- Je…
- Ecoutez, il fait très chaud, ma chemise est trempée, on est des centaines dans ce restaurant, et je n’ai aucunement apprécié mon repas.
- Mais…
- La blanquette était froide et tous les papis de l’Académie ont postillonné dessus. Maintenant, j’ai mal au ventre et, excusez-moi, mais j’ai très envie de péter. Voilà mademoiselle, vous voyez, c’est un peu à ça qu’elle ressemble, la gloire…
- Oh ! How rude ! s’était exclamée la jeune femme, furieuse.
Son visage criblé de taches de rousseur était devenu écarlate.
- Bon, allez, ne vous énervez pas, faites-moi un peu de place et laissez-moi respirer, soyez gentille…
- Mais je…
- Tenez, en échange, je vous donne un scoop, une exclusivité mondiale…
- Je… j’écoute…
- Eh bien mon prochain projet artistique consiste à…
- Oui… ?
- … sortir d’ici ! Voilà. Vous êtes contente ?
- Oh !
- Allez, allez, du balai, foutez-moi un peu la paix et aidez-moi à sortir de là, soyez chic…
- Non mais je rêve ! Alors ça y est ! C’est arrivé tout en haut et ça se croit tout permis !
Des grognements approbateurs s’étaient fait entendre dans la salle.
- Ecoutez ! avait alors clamé Abdoul en montant sur une chaise et s’adressant à tout le monde comme s’il était l’homme de Nazareth, je n’ai rien à vous dire, et dorénavant, quand je n’aurai rien à dire, je ne dirai rien, voilà !…
L’assemblée était d’abord restée muette, sidérée. Puis il y avait eu un terrible brouhaha.
- Sadique ! avait rugi la jeune femme en se débattant dans la foule qui l’emportait.
- Ne vous inquiétez pas mademoiselle ! avait crié Abdoul par-dessus l’épaule des gardes du corps qui tentaient de l’extraire, nous nous reverrons, nous nous marierons et aurons beaucoup d’enfants !
Ne pas jouer le jeu des conventions en est un plus amusant encore. Mais à ce jeu-là, au bout du compte, on ne gagne jamais.
- Mais je m’en fous de vous, moi ! avait hurlé la jeune femme de loin, tout en essayant de revenir au plus près de la star. C’est le journal qui m’envoie ! N’allez pas croire que je m’intéresse à vous et votre petit égo, que je suis une midinette à vos pieds ou que sais-je encore !
- Mais je ne crois rien, je…
- En plus, je trouve que l’intrigue de votre bouquin est nulle !
- Nulle ? L’intrigue de mon bouquin est nulle ? Mais on s’en fout de l’intrigue, petite madame, on s’en fout !
Au fond, il le comprenait maintenant, cette jeune femme avait raison : l’intrigue de son bouquin était nulle et son œuvre dérisoire. D’ailleurs, dans cinq milliards d’années, après la mort du soleil, on n’en parlerait même plus, alors…
Les souvenirs continuaient d’affluer. Il pensait maintenant à cette comtesse parisienne qui, lovée dans un fauteuil au premier étage de la brasserie Lipp, lui avait lancé un soir : « C’est très amusant mon cher ! Quand je dîne avec vous, je m’ennuie, mais quand je vous lis, je suis si émue que j’en pleure ». Ah !… C’était ça Paris avant !… les femmes élégantes, le vin rouge, les belles lettres, les cafés... Les Parisiens avaient décidément bien raison de se sentir supérieurs aux autres. Car ils l’étaient vraiment ! Paris, Paris, Paris… La complexité folle des relations humaines, l’hypocrisie chienne de ses habitants, leur dédain aristocratique, leur mauvaise humeur jalousement cultivée, leur... « Putain, Paris est vraiment pourrie en fait ! », se disait Abdoul maintenant. Pour lui, désormais, un Parisien, ça n’était rien d’autre qu’un « type-habillé-en-Dior-qui-laisse-des-gouttes-d’urine-sur-la-lunette-des-toilettes-d’un-resto-étoilé-au- Michelin »… Bigre ! Et puis bien sûr, puisque l’enfance n’est jamais très loin, dans sa mémoire, il y avait Tulsa. Tulsa, quand son père l’emmenait en dehors de la ville le dimanche, et qu’il courait partout dès que la portière de l’auto s’ouvrait. Sa petite tête vibrionnait comme un pou dans la lumière jaune de l’Oklahoma. Au crépuscule, le gros soleil rouge suivait la courbe de la terre pendant un moment avant de disparaitre derrière les champs dorés. C’était très beau...
Maintenant qu’il allait mourir, du moins symboliquement, Abdoul savait que seuls ceux qui avaient été suffisamment fous pour ne consacrer leur vie qu’à une seule chose en avaient réellement compris le sens et humé le goût véritable. Lui avait eu la sagesse d’être fou, son heure était passée, et il allait désormais pouvoir employer son temps à ne rien faire, c’est-à-dire, concrètement, à lire des biographies d’hommes célèbres, vautré sur un sofa, une cigarette de white widow aux lèvres et… « Vlam ! ». C’était la porte. C’était Nadège. Nadège Clerc… Cette jeune femme sans histoire avait eu le malheur d’aimer Abdoul et de s’installer avec lui depuis quelques temps. Auprès d’elle, ce dernier vivait sans passion, mais avec bonheur. Bonheur ? Un certain confort dirons-nous. Car si vous croyez que c’est l’amour qui pousse les gens à vivre ensemble, vous faites erreur. Non, ce qui pousse une personne à vivre avec une autre, c’est la peur d’être seul, et rien d’autre, de même que ce qui pousse les gens à travailler, ce n’est pas tant la recherche d’un salaire que la crainte d’affronter le vide abyssal qui s’ouvrirait devant eux si, du jour au lendemain, ils n’avaient plus rien à faire de leurs journées. Non, je vous le dis, on ne décide peut-être pas de désirer mais on décide sans-doute d’aimer. L’amour est une chose rationnelle. Sinon ça ne dure pas. Veillez bien, chers lecteurs, à distinguer l’épouse de l’amie, et l’amie de l’amante. Car l’amour véritable n’est qu’une sombre affaire de calcul et d’exclusion. Bref, en un mot l’amour est une fable, mais les rêveurs de ce monde en ont fait un mantra. Mauvaise idée. Voilà, je vous ai donné mon avis, maintenant je m’en vais… Ah, oui, et je voulais vous dire aussi que ce sont des choses que l’on devrait dire dès le début aux enfants. Pour éviter qu’ils ne se bercent d’illusions. Oui, je sais, je suis affreux.
- Calamité. Tu es une calamité, Abdoul Farsi. Une belle. Dieu t’a créé pour m’emmerder.
- Va me chercher des cigarettes.
- Je n’ai jamais vu un être aussi vil que toi !
- Des sans filtre si possible.
- Tu es une merde, voilà ce que tu es !
- Et des allumettes aussi. On n’en a jamais assez, des allumettes, et ça sert toujours.
- Va au diable.
- Allez Nadège, sois chic.
- Va au diable.
- T’es chiante… t’es chiante comme la mer tiens !
- Hein ?
- Bein oui, elle est chiante la mer, non ?... bleue, verte, bleue, verte, marée haute, marée basse, sac, ressac… toujours pareil !... Alors, madame la mer ?... elle est où, la fameuse di-ver-si-té… heu ?...
Abdoul croyait dire des choses intelligentes quand il fumait de l’herbe. Mais il ne disait que des conneries. Un peu comme moi, un peu comme toi. Nadège se leva, prononça quelques mots durs et sobres, alla chercher de l’eau, puis revint arroser la plante.
- Tu as bien raison, déclama Abdoul, les plantes ont besoin de se sentir aimées… sinon, elles dépérissent... c’est comme nous, les humains, tu vois… des êtres d’eau, de lumière et d’amour…
- Tais-toi. Tu n’es qu’un animal.
- Oh je sais, j’ai fini par l’accepter, tu sais… après tout ce temps…
- Abruti.
- Salope.
C’était le mot de trop. Nadège se figea et son visage devint pierre. Puis elle se mit à rire, d’un rire terrible et sa bouche immense, grande ouverte vers le ciel, laissa entrevoir son épiglotte affolée au fond du palais. A l’aide ! Sa propriétaire ne contrôlait plus rien ! Son corps long, osseux, courbé comme une parenthèse qui se ferme, semblait ne plus lui appartenir, prenant seul, par saccades, la liberté de se convulser frénétiquement. Quand cette transe ridicule prit fin, Nadège parut épuisée. En tendant bien l’oreille, on pouvait tout de même encore entendre quelques petits cris cruels et jouisseurs sortir de son larynx.
« Vlam ! ». C’était la porte. C’était Nadège. Elle était partie. Définitivement. Abdoul était seul maintenant, cerné par la nuit. A la radio, le grand, l’immense Daniel Balavoine chantait son dernier tube : « Me laisse pas m'en aller ».
© Benjamin S. Szlakmann - 2016