Mai 91.
François venait de se réveiller. Cinq ans avaient passé depuis cette affaire de cornecul. Cette nuit, il s’était encore battu avec les mots. Les discours, ce n’était pas son fort. Excédé, il était sorti sur le balcon respirer un peu, avait vu les corbeaux s’ennuyer, tourner en rond dans le ciel, et s’était dit qu’un homme politique, c’était un peu la même chose : un prédateur qui braille sans cesse en guettant les augures quelque part entre la vie et la mort... Tiens ! Et s’il disait ça demain à la tribune devant tous les camarades du Parti ? Non, mauvaise idée, ils ne comprendraient pas le deuxième degré… et puis pour un discours d’investiture, c’était tout de même un peu osé. Quoi ? Un discours d’investiture ? Quel discours d’investiture ? Quelques jours plus tôt, François avait été élu premier secrétaire par le comité directeur du Parti socialiste. A 31 ans, il était devenu le plus jeune premier secrétaire de l’histoire ! Le terrible épisode de la rue Parent de Rosan était loin désormais.
C’était donc une journée particulière. François avait mis son plus beau costume, ajusté son nœud de cravate, nettoyé ses lunettes et s’en était allé radieux vers la rue de Solferino. Celle-ci, en son numéro 10, abritait un superbe hôtel particulier, l’une de ces jolies réponses que l’Homme fait à Dieu dans cette bataille d’esthètes qu’ils se livrent l’un l’autre depuis qu’ils se sont inventés. Dieu ? François commençait à y croire. Sous le ciel de Paris, à l’ombre portée des grands arbres du boulevard Henri IV, il moquait la Seine souffreteuse dans son lit de pierre, comme il moquait d’ailleurs tous ces lieux qui bordaient la rue de la Cerisaie, symbole de ses échecs passés. On est insolent quand on est heureux. On emmerde le monde quand on est heureux. Et pourtant l’on sait bien que jamais, même dans ses instants les plus parfaits, la vie ne sera aussi belle que ces images glacées dans les magazines. C’est pourquoi, dans ces moments-là, pour peu que l’on soit doué de quelque raison, on voit Vulcain battre le fer dans un coin, comme ça, furtivement, caché dans l’obscurité de nos joies. L’ombre passe très vite. Elle nous rappelle que ce moment heureux n’est qu’éphémère. Mais elle nous dit aussi qu’il y en aura d’autres. Tant mieux.
Lorsque François arriva enfin au siège du Parti, il n’était pas encore midi. Il avait dix minutes d’avance et décida de monter directement aux Salons Jean Jaurès du premier étage, histoire de prendre ses marques. Une hôtesse charmante l’accueillit, lui ouvrit la porte et… ça alors ! La fête en son honneur avait déjà commencé ! Elle battait son plein même !... Les coupes de champagne tintaient joyeusement, des serveurs au visage de cire jouaient leur somptueux ballet, et, près du buffet, un groupe de femmes élégantes riaient à gorge déployée, se moquant d’un vieil homme très digne qui leur expliquait l’art du baisemain. Qu’y avait-il de si drôle ? Pour bien comprendre certaines femmes, mieux vaut parfois ne pas être trop intelligent. Plus loin, sur la terrasse, les jeunes du Parti fumaient des cigarettes américaines en ricanant tandis que, près du vestiaire, un petit groupe s’était formé autour d’un berceau. C’était le bébé de Claude et Ségolène. Oui, de Claude et Ségolène. Tous regardaient le petit poupon avec tendresse tandis que celui-ci les dévisageait d’un œil désespérément neutre. Posté près de sa création, Claude, le teint hâlé, montre énorme et très chère au poignet, rayonnait de tout son être. Prenons ici un moment pour lui rendre hommage et reconnaissons que débourser plusieurs dizaines de milliers de francs pour voir son temps de vie diminuer en temps réel ne manque pas d’élégance. Loin d’eux, debout et seul à proximité de la sortie de secours, le jeune et martial Manuel, 24 ans seulement, veillait au grain. Les yeux exorbités sous son casque capillaire d’empereur romain, il n’abandonnerait jamais cette coiffe adoptée à l’adolescence, du temps où tous ses amis se laissaient pousser la mèche. Déjà, à cette époque, il faisait peur à tout le monde. Tous disaient de lui qu’il était une froide machine à calculer, prévoir et planifier que rien ne pouvait enrayer, pas même les élans de son cœur. On disait aussi qu’il n’aurait jamais d’autres amoures que ses propres ambitions. Mais jamais on oserait lui dire tout cela en face. A quelques mètres du buffet, un petit homme mat et chauve circulait entre les tables sans que quiconque lui prête la moindre attention. Les sourires étranges qu’il adressait aux convives ne lui étaient même pas rendus. Plus loin, dans un coin, un verre de martini à la main, un type svelte à l’œil triste confiait à Claude sa passion pour les femmes dodues en uniforme, expliquant qu’il tentait souvent de dompter ces pensées honteuses, mais qu’il finissait toujours par s’avouer vaincu.
- Est-ce vraiment pervers de s’épancher sur les hanches des pervenches ? lui avait lancé Claude en retour, sémillant et souriant.
Il savait jongler avec les mots autant qu’avec les chiffres.
- Oui, je crois… c’est ça… c’est le mot… tu as raison… je suis un pervers… c’est obsessionnel, je n’aime qu’elles, je ne vois qu’elles, je…
- Allons, mon ami, allons ! Ce n’est pas si grave !... Au lieu de finir en prison, tu finiras à l’asile, voilà tout !
Toujours se méfier des gens qui vous appellent « mon ami ».
- Ça t’amuse Claude, mais moi j’en souffre, tu sais…
Et il avait vraiment l’air d’en souffrir, en effet.
- Ecoute Pierre-Jean, avait dit Claude en posant les mains sur les épaules de son vis-à-vis, un homme sans vices, ça n’existe pas, d’accord ? Ou alors, excuse-moi, mais ce n’est plus un homme, c’est un cadavre vivant !
- Oui, tu as raison Claude… mais tu sais, je n’en peux plus, je…
- Stop. C’est la vie. Il ne faut pas contrarier la vie. Reste tel que tu es.
- Mais je…
- Cesse de te plaindre, avait coupé Claude à nouveau en prenant l’autre entre quatre yeux, j’en ai plus qu’assez de ce pays, tout le monde se plaint en permanence... d’ailleurs je m’en plains aussi, tu vois !
Goguenard, Claude avait de nouveau jugé son trait d’esprit excellent et guettait en coin la réaction de son interlocuteur. Mais l’autre n’avait pas retrouvé le sourire.
« Camarades ! beugla soudain un gros homme en smoking. Silence s’il vous plait ! Le brouhaha continuait quand même. Silence ! Je vous demande d’accueillir maintenant celui qui est sans doute le meilleur d’entre nous… ». Toutes les têtes se tournèrent. C’était François. On ne se moquait plus du candide candidat désormais. Lentement, il s’avança vers la tribune, y monta, posa quelques feuillets sur le pupitre, leva les yeux et considéra la centaine d’ahuris qui lui faisait face. Les tables dessinaient des rosaces. Le silence était total. C’était sublime.
« Aujourd’hui, je suis né, commença François d’une voix forte. C’était un assez bon début. J’ai enfin compris qu’il faut agir pour les autres et non pour soi, que l’action ne peut s’inscrire que dans l’avenir, que le présent n’existe pas… Le « présent »… Le présent est un bien vilain temps dont nous voulons tous profiter mais que nous ne pouvons jamais saisir… Comprenez bien, mes amis, que tout ceci - le présent et la jouissance immédiate qu’il promet - est un mensonge, car la vie - la vie ! - ce n’est pas l’instant, l’égoïsme, ou la satisfaction personnelle… Non, mes amis, la vie ce n’est pas ça… La vie, c’est l’autre ! La continuité, la transmission, l’éternité, l’universel !… Alors pourquoi ? Pourquoi vous dis-je tout cela ?... Eh bien parce qu’il y a là le sens de notre action, mes amis, à nous, socialistes. Pourquoi faisons-nous de la politique ? Vous l’êtes-vous déjà demandé ? François avait vu quelques nez se lever dans le public. Je vais vous le dire : nous faisons de la politique pour changer la vie des pauvres, des petits, des nécessiteux… L’assistance avait posé ses couverts et chaleureusement applaudi. … Mes amis, je vous le dis : si l’on cesse d’être idéaliste, quelque chose meurt en nous… si l’on ne croit en rien, le passé est un amas de cendres, le présent est invisible et le futur n’est qu’un nuage d’incertitudes… Mais si l’on s’engage… si l’on s’engage ! Alors le passé est une leçon, le présent est une action, le futur est un espoir ! Nouvelle salve d’applaudissements. Hum… merci mes amis, merci murmura humblement François en portant la main gauche à son cœur … La politique, ai-je souvent entendu, c’est la recherche du bonheur… Mais le bonheur n’est que l’instant. Dans la vie, ça ne vaut rien. En politique, ça ne vaut rien. Voyons loin ! Soyons so-li-daires !... « Bravo ! » cria quelqu’un dans l’assistance. Ces idéaux, mes amis, ce sont les miens ! Ce sont les vôtres ! Ce sont les idéaux SO-CIA-LISTES !... Tonnerre d’applaudissements.L’assistance était debout. Certains avaient levé leur verre. François était transporté … et l’idéal socialiste, mes amis, soyez en sûrs, je vais y consacrer ma vie ! Avec vous ! Avec le Parti ! Voilà ! S’il y a un bonheur, c’est celui-là ! Sous les cris et les vivats, François déglutit, attendit que le silence revienne, et reprit tout bas : hum… il y a une semaine, la famille socialiste a été endeuillée, la famille humaine a été endeuillée… un crime raciste, un crime odieux commis dans les transports publics a couvert de honte notre pays, nous plongeant dans la stupeur, puis dans une infinie douleur... François peinait à contenir ses larmes. Sa voix tremblait. Il respira un grand coup, car il ne tenait pas à sangloter devant tout le monde. Ce jour-là, je suis mort moi aussi, dit-il d’une voix faible, sans relever la tête. Ce jour-là, nous sommes tous morts… Pourtant, mes amis, face à l’horreur, nous devons rester vivants. Face à l’horreur, nous devons réagir. Car face à l’horreur, face au fascisme, face au racisme, toute neutralité est coupable, toute passivité est coupable, toute indifférence est coupable !... Je tiens… hum… je tiens à adresser ici solennellement, en mon nom et en celui du Parti socialiste, mes plus sincères condoléances à la famille et aux amis de la victime. Je veux dire aussi mon dégoût - et je ne le dirai jamais assez - du racisme, de la xénophobie et de la haine. Car la vie, mes amis, nous le savons, ce n’est pas une question de couleurs, c’est une question de valeurs ! En disant tout cela, François savait qu’il allait déclencher une vive émotion et des applaudissements nourris. Pourtant, dans cette affaire, il savait aussi que le mobile raciste avait été écarté d’emblée par les enquêteurs, le principal suspect étant un déséquilibré d’origine camerounaise, apparemment échappé de l’asile psychiatrique d’Epinal. Enfin, reprit François, aux membres du comité directeur qui m’ont choisi, aux militants qui œuvrent chaque jour pour un monde meilleur, à vous tous ici qui me faites l’honneur de votre présence, je veux dire « merci ». Merci de m’avoir fait confiance, merci de…
- C’est ça ! Remercie-les ces ordures !
Le petit homme mat et chauve auquel personne n’avait prêté attention jusqu’ici avait surgi sur l’estrade et invectivait François avec violence.
- … remercie-les de se goinfrer… Socialistes, eux ? Tu parles Charles !
- Mais qui est cet homme ? demanda avec emphase le gros monsieur en smoking resté près de l’estrade.
- … ils se foutent du monde !
- Putain, le pied ! glissa l’un des convives à l’oreille de Claude.
Les deux semblaient s’amuser de la scène.
- … regarde-toi, François, continuait le petit homme mat, regarde-toi bien, tu es grotesque !… Ah ça, on ne peut pas dire que tu resteras dans l’Histoire !
- Mais enfin, taisez-vous donc ! finit par s’énerver le gros homme en smoking qui n’intervenait pas pour autant.
A son pupitre, François, quoiqu’un peu surpris, ne bougeait pas. Stoïque, flegmatique, tradition britannique. Etait-ce parce qu’il n’était né qu’à 135 miles de Portsmouth ? Derrière la petite figure tordue qui le conspuait, il avait bien sûr reconnu Abdoul. Abdoul Farsi… ce pousse-au-crime amateur… Le temps avait essaimé ses mois et ses années, mais son regard était encore ardent comme un buisson. En revanche, personne ne le savait, mais il était devenu impuissant après avoir appliqué sur son crâne un produit chimique contre la calvitie. Il avait perdu sa virilité, sans pour autant retrouver ses cheveux. Il semblait petit et vieux aujourd’hui. Pourtant, personne n’osait intervenir. Manuel surgit enfin, saisit Abdoul et le bouta sans ménagement hors de la salle alors que celui-ci se débattait encore sans cesser sa diatribe, dans un étrange mélange de fierté et de honte. Ses propos étaient de plus en plus rapides, confus, incompréhensibles. Il était courbé, bossu, complétement fou.
A la tribune, François entendait les cris d’Abdoul au loin, mais ne les écoutait plus. Il refusait de croire que les fous puissent avoir de sages paroles. En revanche, pour la première fois, il se posa la question que tout homme courageux consent à se poser au moins une fois dans sa vie : suis-je un lâche ?
Il descendit de l’estrade en claudiquant, fendit la foule, serra chaleureusement quelques mains et se rendit directement aux toilettes. Au-dessus du lavabo, il vit sa mine échevelée dans le miroir. Ça va, il était encore jeune. En sortant, il se trouva nez-à-nez avec le nouveau-né issu de l’union de Claude et Ségolène. Le petit attendait patiemment dans son berceau sous le regard bienveillant d’une hôtesse ravie de cette affectation. Il fixa François d’un regard droit, froid, franc, incroyablement sincère, sans concession ni complaisance. Décidément, ce nouveau venu ne respectait aucune des règles élémentaires de la bienséance ! Il semblait deviner François dans les moindres détails, tout savoir de lui, ses secrets les plus intimes, ses mensonges, ses espoirs, ses doutes, ses ambitions… et Mont-Saint-Aignan aussi, le sourire de sa mère, le collège Fontenelle, Gugus, Amédée, le Père Joseph, la colline des Pique-Prune, Dominique, Ségolène... « Mince alors ! Il voit ce qui cloche sous ma cloche ! » se dit François, pris soudain d’angoisse. La maturité du regard de ce bébé était d’autant plus étonnante que ce dernier était en principe sans passé. Sans passé ? A vrai dire, nul n’aurait pu l’affirmer avec certitude. La vie in utero était, parait-il, très agitée et pleine de surprises… Avec grande difficulté, François finit par faire un sourire - eh oui baby, tu verras, les grands ont cette curieuse façon d’exhiber leurs dents pour paraitre plus sympathiques - et crut un moment réussir à chasser la sensation de malaise qui l’avait envahi, mais le nourrisson restait de marbre et le regardait toujours avec le plus grand sérieux. C’était vraiment une chose rare et terrible que d’être le seul à sourire face à un frère humain, aussi petit soit-il, et François se trouva nu et sans défense face à lui. A vrai dire, il ne lui manquait plus qu’une couche sous le nombril pour lui ressembler complètement ! Ce petit bonhomme fripé finit par l’exaspérer complètement, et il partit prestement, non sans lui avoir jeté un regard glacial, plein de dédain. Ne le niez pas, vous auriez fait pareil. Il n’avait pas fait deux mètres que Ségolène apparut et l’embrassa chaleureusement. « Bravo pour ton discours » lui dit-elle simplement. Elle était rayonnante de force et de santé. Quand elle était petite, Ségolène voulait devenir Général, comme son grand-père, pour être la plus forte de ses copines. « Non mon enfant, non, l’armée ne m’a pas rendu plus fort, lui avait alors expliqué le vieil homme très sérieusement, comme s’il parlait à un adulte, au contraire, elle m’a fait découvrir combien j’étais faible. Et c’est en prenant conscience de mes faiblesses que j’ai pu devenir fort… tu comprends ? ». Bien qu’elle fût très jeune, Ségolène avait parfaitement compris les mots sages et profonds de son grand-père. Mais pour autant, elle n’avait jamais voulu devenir faible. François, lui, était toujours aussi impressionné par cette femme farouche et indépendante. Bien sûr, dans leurs moments les plus intimes, il avait pu découvrir combien elle était fragile aussi… Mais tout de même, elle était éblouissante, surnaturelle ! Elle mangerait de la haine, recracherait des soleils, éliminerait un à un les camarades du Parti et s’ouvrirait un jour grand les portes du pouvoir. Il la regardait. Il l’aimait encore. Pour toujours, elle serait cette femme-enfant au sourire insurrectionnel.
On avait débarrassé le buffet et retiré les mignardises. Le discours était terminé et le déjeuner allait commencer. Avant de se mettre à table, rappelons que la tyrannie de l’apparence est bien la seule que l’Occident n’ait pas encore condamnée, et qu’il convient donc d’affectionner et perfectionner sans cesse, en ce type de circonstances, la carapace dorée, le drap de paraitre, le beau manteau des artifices. Bien. Poursuivons. Auréolé de ses nouvelles fonctions, François vint s’asseoir à la table d’honneur où il avait été placé. Il y avait du beau linge ici… Claude Levy-Katz, chargé des relations publiques du Parti, Ségolène Bourbon, sa… femme donc, Dominique de Varîmes, sous-préfet de Saint-Germain-en-Laye, en aucune façon socialiste mais venu ici en ami (si, si, en ami, vraiment), et enfin deux dames qui semblaient bien se connaître. La première était une syndicaliste redoutée et la seconde, connue pour ses positions féministes radicales, était à la tête d’un groupe de « défense et de sécurité », autrement dit une manufacture d’armes de pointes. Il était de notoriété publique qu’elle finançait le Parti depuis plusieurs années, comme son père avant elle. A la table, on lui parlait avec déférence. « Madame, lui lança tout de même Dominique au cours du repas, quel dommage que vous ayez suivi le chemin de votre père ! Car je sais qu’au fond de vous sommeille, comme chez toute femme, le talent rare et subtil du pacifisme… ». Il croyait qu’elle recevrait sa formule comme un compliment...Quel naïf ! Il n’avait donc pas changé. Blottie contre Claude, Ségolène, la mâchoire serrée, le dévisageait froidement. Il y a bien longtemps qu’elle ne l’aimait plus. Si sereine Ségolène... Elle avait parfaitement saisi les tentations grotesques de ce monde carnavalesque.
© Benjamin S. Szlakmann - 2016