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Billet de blog 25 novembre 2016

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La Jeunesse de François - (épisode 19)

Les aventures du jeune François touchent à leur fin. Sa carrière politique est lancée, mais sa solitude est totale. Et son ex-ami Abdoul l'écrivain est frappé par la folie...

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« Quoi ! Encore un livre ! Eh oui... Oh t’en fais pas, Abdoul, t’en fais pas… il va s’ajouter aux autres sans faire d’histoires, c’est tout, remplir les bibliothèques, rien d’autre... Ah ? Remplir les bibliothèques ? De l’ornement donc, c’est ça ? Bon pourquoi pas… mais il va apporter quoi ce livre, hein ? Dis-moi ? Un peu de plaisir ? Ah le plaisir… et… heu… à qui ?... à quelques personnes ? Bon... Hein ? Pas de la grande littérature ?... Mais euh… c’est quoi, de la « grande littérature » ?… Du « fond »…? Bon, d’accord. Peut-être. Peut-être que tu as raison, Abdoul… Tu sais, après tout, c’est vrai qu’en cette époque minable, certains sont un peu moins minables que d’autres et trouvent encore le besoin de lire quelque chose de temps en temps, on ne sait pas vraiment pourquoi, ça leur prend comme ça, une idée saugrenue, incompréhensible, répréhensible aussi, en cette époque minable - si si je persiste, elle est vraiment minable - mais compréhensible aussi… hautement hautement compréhensible même quand on voit ce putain de monde anorexique, tout maigre, tout osseux, pas généreux quoi… eh oui, c’est vrai… Ho ! Y a quelqu’un ? Vous m’entendez ?... Hein ?... Ah d’accord, je vois, vous êtes comme tout le monde, vous êtes comme les autres, c’est vrai… c’est vrai qu’on est tous faux, fourbes, lâches ces temps-ci … si, si, vous aussi monsieur l’agent… quel h’mal !... eh oui, la vie est injuste, toute relative, toute relative... c’est une petite fillette, la vie, elle rit un peu quand on la chatouille sous les bras… elle est comme ça la vie… eh oui… Bon allez Abdoul, allez, arrête, ça suffit maintenant... ça suffit de pleurer sans arrêt... et la vie est courte, et le temps passe, et les gens meurent, et on regrette sa jeunesse, et Patrick Modiano est triste, et patati, et patata... Allez Abdoul, arrête un peu, tu sais que je ne sais pas grand-chose, mais tu sais que je sais que tu en sais encore moins que moi, alors arrête… c’est fini tout ça… Céline, la mitraillette, les mots qui font mal, les phrases au hachoir, etc. etc. Y a plus rien à faire maintenant, plus rien de nouveau, plus rien à inventer, on a tout fait, on a tout dit, tu sais bien, allez, arrête un peu, arrête, il est temps de t’en aller… tu n’es rien, tu le sais, tu as compris… donc si tu n’as rien à dire, ne dis rien, et si tu n’as rien à écrire, n’écris rien, et si tu n’as personne à aimer, tue-toi… Hein ? «  Tue-toi » ? Mais qui a dit ça ? Moi ?... Moi, moi, moi… il n’y a que MOI finalement !… Alors on fait quoi maintenant ? On dit adieu ? « Adieu » ? Hein ? Qui a dit ça ? Toi ? Moi ? Mais enfin, tu es fou Abdoul, tu sais bien que je ne peux pas mourir moi ! Que je ne suis pas fait pour ça !... Allons, ne dis pas de bêtises !… ».

Pauvre Abdoul. Il nageait en plein délire. Recroquevillé sur son banc, emmitouflé dans une couverture de laine qu’il ne quittait plus malgré la chaleur étouffante, voilà vingt heures qu’il croupissait dans la cellule de dégrisement du commissariat de la rue Fabert où on l’avait enfermé pour injure publique et outrage. La petite pièce grillagée ressemblait à un trou à rats : pas de lumière, du papier toilette par terre, des murs fatigués…

-          Pauvre vieux, dit l’inspecteur Martel venu aux nouvelles.

-          Eh oui… soupira le brigadier Lejeune, et c’est comme ça depuis ce matin…

-          On en sait un peu plus sur ce gars ?

-          Affirmatif inspecteur : il s’appelle Abdoul Farsi. Né en Egypte, a vécu aux Etats-Unis, au Canada, en Bolivie, et dans trente-neuf autres pays du monde…

-          Eh bien !

-          … mais peu de temps à chaque fois…

-          Bon. Pourquoi pas. Son métier ?

-          Ecrivain. Mais apparemment il n’a rien publié depuis vingt ans…

-          Ok, mais ça je m’en fous, bougonna Martel. Je veux savoir pourquoi ce type est venu foutre le boxon au congrès des socialos hier après-midi…

-          Hum… eh bien, c’est que… euh… c’est difficile de l’interroger, inspecteur, il est un peu bizarre ce type…

Abdoul, les yeux embués, se tourna alors vers les deux policiers.

-          Oh, je pourrais vous en raconter des histoires, moi, mes petits… celle de l’écrivain qui n’avait plus d’histoires à raconter par exemple, vous la connaissez ?

-          Monsieur Farsi, écoutez-moi, je suis l’inspecteur Martel et je…

-          Silence ! coupa Abdoul, rageur.

-          Mais… souffla Martel en se tournant vers Lejeune, mais qu’est-ce que c’est que ce clown ?

-          Vous m’êtes fort sympathiques vous et votre ami, alors je vais vous raconter une histoire : cette nuit, j’ai vu les premiers hommes… ils étaient noirs, immenses, fins comme des bambous, vêtus de draps blancs immaculés. Leur postérieur était posé très haut sur leurs jambes longues et musculeuses. C’est important de le dire…

-          Mais où diable veux-t-il en venir ?... chuchota Lejeune.

-          Dieu seul le sait… soupira Martel.

-          … d’un pas lent et sûr, ils marchaient en silence vers la Ville Haute, sans jamais faire bouger le sable autour d’eux… c’était sublime, il y avait là toute la beauté du monde, croyez-moi… Pourtant - ils ne le savaient pas encore - mais des maladies sourdes étaient en train de les dévorer… Mais moi, Abdoul, le créateur de ce rêve, je le savais, alors j’ai voulu les prévenir… et c’est là que je me suis réveillé ! Vous comprenez ?

Abdoul ne cesserait jamais de rêver. Mais ce rêve-là, il ne l’écrirait pas. Il n’écrirait plus jamais.

-          Ça suffit monsieur ! Taisez-vous et dites-nous pourquoi vous êtes allé faire le cirque au siège du Parti socialiste hier ! s’énerva Lejeune, qui n’avait pas peur de la contradiction.

Abdoul remarqua que le jeune poulet bombait exagérément le torse. Il semblait porter son corps musclé en étendard. Etait-ce pour masquer sa personnalité en berne ?

-          Allez-y monsieur l’agent, indignez-vous, indignez-vous…

-          Mais je…

-          C’est très sain de s’indigner, vous savez...

-          Pfff… Vous êtes vraiment un boulet, vous ! explosa Lejeune. Vous croyez qu’on a que ça à faire ? Les gens comme vous c’est… pfff… vous êtes une plaie !

-          La onzième ?

-          Hein ?

-          Rien, oubliez.

-          Monsieur, dit posément Martel qui en avait vu d’autres, vous êtes entré par effraction dans une cérémonie privée, avez injurié en public le représentant d’un parti politique et invectivé les membres de l’assistance avec agressivité. Je veux savoir pourquoi. Vous êtes en service commandé ? Vous bossez pour un parti ? Une organisation étrangère ? Vous n’êtes pas un criminel tout de même ! Alors ?

-          Un criminel…

-          Un « criminel » oui.

-          Un criminel… souffla de nouveau Abdoul, d’une voix à peine audible... le Chrétien te dit de l’aimer, le Musulman de le tuer et le Juif de le juger…

-          Hein ?

-          … et Dieu, comme d’habitude, ne dit rien…

-          Mais qu’est-ce que...

-          Monsieur Martel, savez-vous que la quête de l’homme qui cherche Dieu s’achèvera quand l’homme deviendra Dieu lui-même ? Qui donc voudra encore de la spiritualité quand on aura conquis le cosmos ?

-          Ras-le-bol de vos salades ! explosa Lejeune.

-          Haaa, ya la wili larziz, larziz, si tu savais…

Il y eut un long silence.

-          Monsieur Farsi, reprit Martel, je vous le demande pour la dernière fois : que s’est-il passé dans votre tête ?

-          Ce qu’il s’est passé ? Dans ma tête ?

-          Dans votre tête oui…

-          Eh bien voyez-vous, il s’est passé exactement, rigoureusement et précisément ceci : Minuit ! Pan ! Le succès a frappé ! Pas d’chance, c’était la porte à côté ! Une heure ! Pan ! Le succès est à l’heure ! C’est l’heure de gloire ! L’heure de gloire ! Ȏ gloire ! Ȏ désespoir !… Voilà ! s’écria Abdoul, l’air réjoui, en finissant sa chansonnette.

-          Vous n’êtes pas dans votre état normal, monsieur, dit Lejeune qui tentait d’adopter la stratégie de Martel, tout en douceur.

-          Normal ?

-          Oui, « normal », comme tout le monde quoi. C’est sans doute parce qu’il est tard et que vous…

-          Comme tout le monde ? Mais c’est…

-          Bon, vous faites chier monsieur, coupa Martel. On va devoir vous libérer. C’est la loi. Mais on vous a à l’œil.

-          Dommage, dit Abdoul, l’air triste, je vous aimais bien, moi. Au fait, si jamais vous connaissez un café à Paris où l’on peut se parler sans devoir hurler au milieu des cris et de la fureur, surtout, dites-le moi, j’en cherche un depuis des années !

-          Allez monsieur, on y va.

Le lendemain, on trouva Abdoul chez lui, mort. On examina le corps et l’on découvrit au creux de son oreille gauche un petit cylindre. On le prit délicatement à l’aide de gants en latex, puis on le déroula : c’était une coupure de presse datée du 9 mai 1991, soit une semaine plus tôt, avec le titre suivant : « UNE KIKANGAISE ASSASSINÉE DANS UN TRAIN DE BANLIEUE».

Ce jour-là, le 9 mai 1991, Abdoul s’était levé tard. Puis il avait ouvert la fenêtre, fumé un joint et siroté un café Touba comme il le faisait chaque matin. Il était ensuite allé chercher le courrier, avait ouvert le journal et appris la mort de France. Il avait appris la mort de France dans le journal… Il s’était plié sous le choc de l’annonce. Puis, comme un automate, les yeux dans le vide, il avait déchiré l’article, l’avait roulé puis enfoncé dans le conduit de son oreille, pour ne plus jamais le retirer. C’était une façon de se dire que France était encore là, toute proche, qu’elle lui parlait encore… Elle avait quitté ce monde si vite... Il aurait tant voulu, au moins une fois encore, caresser son visage scarifié en ces endroits précis qu’il connaissait par cœur. Mais, déjà, le souvenir de sa bien-aimée s’enfonçait dans sa chair, trop vif, trop cruel pour qu’il puisse continuer à vivre ainsi. Et puis, après tout, la mort avait ses bons côtés aussi. Car tant qu’on est vivant, on ne peut être une légende, n’est-ce pas ? Avant de commettre le geste final, il avait entendu sa mère murmurer une dernière fois à son oreille cette formule qu’elle lui répétait sans cesse lorsqu’il était enfant : « Va mon fils, fais ce que tu veux, mais reste en vie ».

Au dos de la coupure de presse, on découvrit un message griffonné à la main : « Oui, je sais, cette femme était plus jeune que moi. Beaucoup plus jeune. Mais Dieu qu’elle était belle… Je l’ai aimé quatre ans, onze mois, huit jours, quatre heures, trente-quatre minutes et seize secondes. Maintenant, je peux partir en paix ». Le malheureux s’en était allé dans l’univers inconnu. Rien d’autre ne viendrait.

Je veux dire ici qu’Abdoul Farsi était un homme d’honneur. A l’époque, il avait accepté de couvrir François car ce dernier lui avait permis de rencontrer France, l’amour de sa vie, et que pour cela, il lui devait la reconnaissance éternelle. Il avait donc tenu, face à Dominique, à endosser seul la responsabilité de la tentative d’empoisonnement et ce dernier, magnanime, avait absous les deux compères tout en les informant qu’il n’y avait jamais rien eu entre Ségolène et lui, si ce n’est un peu d’amitié... Mais quand France avait été assassinée, la douleur, le délire, la haine, puis la folie s’étaient emparées d’Abdoul, et ce dernier avait dirigé sa vindicte vers François, devenu soudain, à ces yeux, responsable et coupable de lui avoir présenté cette femme qui avait changé sa vie. C’était parfaitement injuste, mais quand on souffre, il nous faut toujours un coupable.

*

Février 92.

Encore un restaurant. Chaque jour, François observait avec effroi et tendresse ce ventre qui ne cessait d’avancer vers son destin. C’était une réelle offense que la vie lui faisait en lui tendant ce miroir dont il avait horreur. Il avait un peu moins de cheveux aussi, donc un peu moins d’avenir. Du moins c’est ce qu’il pensait. En retournant au ministère après sa pause-déjeuner, il dut décliner son identité aux deux gardes en faction, carte à l’appui. Il traversa ensuite la cour du bâtiment et dut faire face à un nouveau contrôle. Il sortit sa carte pour la seconde fois en grommelant. Ce nouveau poste de Secrétaire d’Etat aux Transports, ce n’était décidément pas un cadeau !… S’il avait été Ministre, on se serait mis au garde-à-vous sur son passage ! Ah, non, vraiment, il n’aurait jamais dû quitter la rue de Solferino ! Ils s’étaient bien foutus de lui à Matignon…

Une fois dans son bureau, il alluma son minitel et tenta de se connecter au Journal Officiel. Sur l’écran, une case vide apparut. On lui demandait d’entrer ses identifiants : Nom, Prénom, Numéro de matricule, Mot de passe. « O Bureaucratie, n’ai-je pas suffisamment décliné mon identité devant Toi aujourd’hui ? » dit-il avec emphase. Il avait oublié son mot de passe. Evidemment. Il ferma la machine et alla faire un tour dans le couloir. Irrité par le chant de la perceuse (les travaux ne cesseraient donc jamais dans ce ministère ?), il revint aussitôt à son bureau et jeta un œil à l’horloge : 15 heures seulement… Mais qu’est-ce qui n’allait pas aujourd’hui ? Le temps passait si lentement ! Il prit le parapheur et ouvrit son courrier. Une nouvelle lettre de Dominique était arrivée. Evidemment, François n’était plus aussi enthousiaste que par le passé lorsqu’il recevait les missives de cet ami. Le souvenir de la dérouillée était douloureux et la honte encore vive.

Dominique lui écrivait cette fois-ci de Jérusalem, où il venait d’être nommé Consul général de France :

Mon cher ami,

Ici le ciel écrase la terre et des hommes meurent.

Ici l’on cessa de parler à Dieu et l’on se tourna vers l’Homme.

Je te parle du Christ, François, le seul, l’unique, l’élu parmi les élus.

Deux mille ans plus tard vinrent Marx, Freud, Trotski… Le peuple déicide récidivait, tuant celui qu’ils avaient découvert les premiers… Dieu agonisait et Israël naissait… Que ce pays est beau !... Mais que ce pays est rude, chaud et insolent ! Ces Israéliens sont des brutes. Des brutes décoffrées, goinfrées d’Orient, gavées d’Amérique, sécuritairement saturées, chaotiquement jeunes, joyeusement pragmatiques, dynamiquement réalistes, religieusement laïques, diablement déistes, nouvellement traditionnalistes, éternellement provisoires…

Mais j’ai vu, ici, François, la Mitteleuropa briller au fond des regards, tel un bateau pantelant sur les mers, bateau naufragé, mais bien vivant, de l’ouragan totalitaire.

Amitiés,

Dominique.

François regarda le vide autour de lui. Les années avaient passé, et Mont-Saint-Aignan était loin désormais.La France de son enfance, celle de Cloclo et Belmondo, le temps l’avait engloutie, mais Drucker la rotait encore de temps en temps. La « street-culture » venait de débarquer, des types vêtus de larges pyjamas frottaient des disques en roulant les épaules de gauche à droite, puis de droite à gauche, et tout le monde sautillait en écartant les bras. On faisait tout plus vite, on vivait plus longtemps, et l’on avait toujours moins de temps. Il y avait décidément dans cette nouvelle ère quelque chose qui échappait à toute logique. A Libé, on s’était mis à écrire en verlan, sans oublier toutefois d’accorder les participe passé. Partout la vague du politiquement correct montait, se préparant à fondre sur des pans entiers de vérité. Au sein des sociétés, l’individu était devenu roi, un roi saturé de divertissements, réduit au silence par les superstructures univoques célébrant sans cesse la « différence ». Pourtant, les dissemblances sociales, ethniques et religieuses n’avaient pas cessé d’être ce qu’elles avaient toujours été : un puissant facteur de conflits. Bien sûr, ce monde nouveau foisonnait encore de talents, mais il semblait que les génies, cette fois-ci, n’avaient pas voulu y prendre part. Peut-être s’étaient-ils envolés vers d’autres cieux ? Ici-bas, les hommes étaient obsédés par les femmes, et les femmes étaient obsédées par elles-mêmes. De ce point de vue, on peut dire que rien n’avait changé.

Au ministère des Transports, on sabrait le champagne pour fêter la signature du traité de Maastricht. On n’imaginait pas encore ce que signifiait pour la France et son réseau ferré l’ouverture à la concurrence. Mais peu importe. Les guerres qui avaient ravagé l’Europe étaient loin désormais, et le bloc de l’Est s’était écroulé. Le monde libre n’avait plus d’ennemi et la fin de l’histoire pouvait commencer. Etait-ce pour combler ce trou béant, ce vide angoissant, que tout, en cette époque, devenait plus violent ? Ou était-ce simplement le retour d’un cycle, comme l’automne suit l’été et le jour fait place à la nuit ?

© Benjamin S. Szlakmann - 2016

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