On dira tout ce que l’on veut, le cinéma, c’est mieux sur grand écran. Ceux qui ont eu la chance de voir la spectaculaire exposition Cités-Cinés à Paris (à la Grande Halle de la Villette en 1988) en attesteront. Outre une programmation toujours intéressante, une partie de la magie du Festival de Locarno tient à sa Piazza Grande qui accueille 8 000 spectateurs. L’écran y est immense (26 mètres de largeur) et cette échelle nous précipite au-delà de l’écran, dans l’imaginaire des réalisateurs.
Cette 75e année du festival, l’offre était riche, bien que réduite par l’actualité. Mis à part Alexandre Sokourov, au concours international pour « Skazka », aucun réalisateur russe n’était présent, ni aucun réalisateur chinois. On se souvient des années précédentes – celles d’avant la pandémie –, très nourries, entre autres, de la créativité des cinémas russe et chinois.
Lors de cette édition ont retenu notre attention particulière les films de deux réalisatrices dont c’est le premier long-métrage. « Tengo sueños electricos » (« Je fais des rêves électriques »), de Valentina Maurel (Belgique-France-Costa-Rica) et « Semret », de Caterina Mona (Suisse).
Valentina Maurel : à la recherche des forces intérieures
Le premier, projeté dans le cadre du concours international, a obtenu le Prix de la mise en scène, le Prix de la meilleure interprétation féminine (Daniela Marin Navarro) et le Prix de la meilleure interprétation masculine (Reinaldo Amién Gutiérrez). C’est une très juste approche d’une jeune adolescente, jouée avec la force et l’intelligence de son âge, en proie à l’incapacité et la détresse d’un père qui se veut poète, aussi aimant que violent, perdu dans ses idéaux et (parfois) sauvé par son art. Nous le verrons prochainement sur les écrans français.
Caterina Mona : la nécessité qui mène au dire
Verrons-nous, en France, l’attachant « Semret », projeté sur la Piazza Grande hors compétition ? c’est encore incertain mais nous l’espérons vivement tant ce film au sujet grave et sensible témoigne de la finesse et de la délicatesse de sa réalisatrice, Caterina Mona. Longtemps monteuse de documentaires puis de fictions plus récemment, elle s’est décidée à raconter des histoires qui la touchent et nous touchent[1], telle celle, universelle, d’une mère, Semret, hantée par les fantômes d’un passé traumatique qui altère sa relation à Joe, sa fille de 14 ans. Semret est une réfugiée érythréenne, elle travaille à la maternité de l’hôpital de Zurich et projette d’y devenir sage-femme. Elle se bat pour s’intégrer en Suisse, coûte que coûte, jusqu’à éviter tout lien avec la communauté érythréenne.
À Zurich, l’habitat coopératif où vit la réalisatrice accueille des locataires érythréens. En côtoyant au quotidien ces familles dont les enfants vont en classe avec les siens, elle a lié des amitiés. En Suisse, on compte plus de 40 000 réfugiés érythréens. « La plupart du temps nous ne connaissons la vie des réfugiés qu’à travers ce qu’en disent les médias, explique-t-elle. Ces personnes vivent dans notre société mais, en fin de compte, nous ne savons rien d’elles, même si les réfugiés érythréens sont depuis plus de dix ans les plus nombreux parmi tous les réfugiés reconnus en Suisse. » La situation en France n’est sans doute pas meilleure. Que savons-nous des traumatismes et des violences de guerre, de la précarité des réfugiés ? Qui sait précisément ce que traversent les réfugiés pour tenter de s’intégrer ? Sans parler de la situation toujours critique où se trouve aujourd’hui « l’Érythrée qui survit surtout grâce à l’argent envoyé de l’étranger par les personnes qui ont fui le pays », souligne Caterina Mona.
Pas question cependant pour elle de faire un film militant, une route souvent suivie par une partie du cinéma suisse engagé. Dans un style sobre, quasi retenu, la réalisatrice nous conduit à travers les méandres des secrètes émotions de Semret. Saluons l’exceptionnel casting et la maîtrise de la direction d’acteurs de cette réalisatrice pleine de promesses. Tous ne sont pas professionnels : si Lula Mebrahtu (Semret) est comédienne de théâtre à Londres, Tedros Teclebrhan (Yemane), comédien de stand-up, blogger et acteur de série très célèbre en Allemagne, c’est le premier rôle de Hermela Tekleab (Joe, fille de Semret) et de Fanuel Mengstab (Tesheme, neveu de Yemane). Tous sont justes et jouent ensemble. On s’en doute, l’enjeu pour chacun est immense. Car dire un peu de l’indicible de l’expérience des réfugiés, telle est la magnifique réussite de toute l’équipe de « Semret » : « Unité » en tigrigna.
Rien n’est plus étranger à l’ordre de la parole que la violence des guerres. Semret a traversé les pires épreuves et, enfermée dans ses cauchemars, elle reste incapable de parler vraiment à sa fille. Elle n’offre sa douceur qu’à un nouveau-né qu’elle apaise ou à une femme qui accouche dont elle soutient le travail en murmurant une berceuse tigrina telle une mélopée nostalgique.
Caterina Mona révèle ici avec une tendre pudeur l’histoire si fréquente du lourd silence des parents qui transpire à travers tous les pores de leur peau. « Ce qu’on ne peut pas dire, on ne peut pas le taire[2] », nous ont appris les psychanalystes Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière. « Si, pour quelque raison, les histoires ne peuvent être transmises, elles seront dites par la bouche d’un autre. Si elles sont impensables, leurs traces et leurs débris seront portés à travers les générations, vécus comme folie par quelqu’un qui se trouve chargé de représenter ce que Freud appelle l’héritage archaïque de la lignée. [3]» Semret veut le bonheur de Joe, l’enfant qui l’a sauvée d’une redoutable solitude. Et c’est Joe, sa fille, qui l’entraîne à renoncer à une culpabilité destructrice. Enfin, elles vont pouvoir vivre !
Françoise Mona Besson
[1] Un premier court-métrage présenté à Locarno en 2015, « Persi » (« Perdus »), mettait en scène des parents en conflit dont l’enfant faisait les frais.
[2] Françoise Davoine et Max Gaudillière, Histoire et Trauma, La folie des guerres, « L’autre pensée », Stock, Paris, 2018.
[3] Op. cit.