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Billet de blog 4 février 2009

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L’anti-manuel d’éducation sexuelle de Joachim Lafosse

Des deux premiers longs de Joachim Lafosse sortis en France, on ne se souvient plus de grand-chose. Sur le coup, c'est certain, on avait aimé. Le deuxième (Nue propriété, en compétition à Venise), plus que le premier (Ça rend heureux, primé à Angers). Puis les films ont glissé. Au compteur, trois ou quatre plans sont restés, à peine plus. Et l'envie d'en voir d'autres. Elève libre, en salles mercredi 4 février, bouscule la donne.

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Des deux premiers longs de Joachim Lafosse sortis en France, on ne se souvient plus de grand-chose. Sur le coup, c'est certain, on avait aimé. Le deuxième (Nue propriété, en compétition à Venise), plus que le premier (Ça rend heureux, primé à Angers). Puis les films ont glissé. Au compteur, trois ou quatre plans sont restés, à peine plus. Et l'envie d'en voir d'autres. Elève libre, en salles mercredi 4 février, bouscule la donne. Découvert à Cannes (Quinzaine des réalisateurs 2008), revu il y a quelques jours, le nouveau film de Joachim Lafosse, épais et ambitieux, s'accroche à son spectateur.

Illustration 1
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Scène de boîte, l'électro des stars belges Vive la fête couvre les mots glissés à l'oreille, les corps se touchent, et Jonas couche avec Delphine. C'est une première pour tous les deux. C'est rapide et maladroit comme des premières fois, ça n'a pas l'air fantastique, mais après tout, au cinéma, on ne sait jamais vraiment. Jonas est adolescent. Ses parents sont divorcés. Il peine à l'école, mise sur le tennis pour s'en sortir, accumule les échecs scolaires et sportifs. Pour freiner la casse, trois amis plus âgés proposent de reprendre les choses en main. Parmi eux, Pierre, trentenaire et célibataire, dans le rôle du précepteur au grand cœur. S'enclenche une patiente initiation, intellectuelle le jour et sexuelle la nuit, qui vire à la manipulation perverse du jeune héros en perte de repères.

D'emblée, dire ce que ce film belge a de plus stimulant : il teste avec rigueur une hypothèse compliquée, dans les pas lointains d'une Marcela Iacub, qui voudrait que l'éducation sexuelle et la formation de l'esprit soient intimement liées. Il faudrait aiguiser son sens critique pour surtout ne pas se retenir. Lire Albert Camus pour prendre davantage de plaisir. Dépasser ses préjugés pour prendre son pied. Pierre enseignera donc à Jonas les fonctions dérivées, la grammaire allemande et l'art de la fellation. C'est une façon comme une autre d'appréhender la pédagogie, binaire, qui servira de colonne vertébrale au film.

Illustration 2
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La référence à Iacub s'arrête là. Car Pierre et son couple d'amis vont saupoudrer leur enseignement d'une morale officiellement «libérée». Et proposent à Jonas de varier les plaisirs, sans complexes, théories libertaires à l'appui. Quitte à embobiner complètement l'adolescent, pour mieux en profiter. Alors que l'héritage de Mai 68 continue de faire des remous, Elève libre s'invite dans le débat, et démonte le pouvoir du langage et les manœuvres rhétoriques au cœur de certaines idéologies hédonistes. Dans le film, Pierre ne cesse d'asséner des contre-vérités définitives sur la sexualité à un ado qui se cherche encore. Et comme souvent chez Lafosse, l'argent n'est jamais loin, qui circule de main en main (l'enveloppe de billets, l'ordinateur offert) et altère les relations humaines.

Le cinéaste revient sur ce discours «publicitaire» et simpliste, consistant, selon lui, à séparer «l'amour et la baise», et qu'il ausculte dans Elève libre :

De là à verser dans un certain moralisme, en phase avec l'époque ? Lafosse réfute en bloc et plaide pour «des films complexes».

Les dernières scènes du film (qu'on ne dévoilera pas) laissent pourtant penser qu'il y aurait un âge pour tout. Qu'il faudrait être majeur pour goûter au sexe à plusieurs ou au voyeurisme. Absolument pas, répond Lafosse : «La seule chose que j'affirme, c'est que la sexualité des adultes regarde les adultes et que celles des adolescents regarde les adolescents». Et le réalisateur belge, né en 1975, de poursuivre : un cinéaste ne se fixe aucune autre limite que «celles de la fiction».

Illustration 3
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Au-delà de ces débats sur le legs soixante-huitard, qui rendent l'œuvre si inconfortable, mais qui risquent aussi de la caricaturer, Elève libre parvient à capter de très près les hésitations d'un adolescent - une attention au corps et aux gestes qui lui permet d'échapper à la démonstration glaciale et trop distante. A l'écran, on ne lâche pas le visage de Jonas (Jonas Bloquet), en sueur pendant ses matches, penché sur sa table d'examen, perdu dans les yeux de sa petite amie. Et dans son écriture, le film, tourné en scope, aligne deux partis pris impeccables. D'un côté, les nombreuses scènes à table, où la caméra, tout en méandres, encercle les invités pour mieux rendre palpable le lien pervers qui les unit («comme le serpent dans Le livre de la jungle», aime à répéter Lafosse). De l'autre, les scènes de sexe, très découpées, avec un équilibre sage entre champ et contre champ, à des kilomètres des audaces frontales d'un Larry Clark. Lafosse se présente en cinéaste «conséquent», c'est dans sa bouche (comme dans la nôtre) une qualité. Et ceux qui verraient dans la figure du pervers, une métaphore du cinéaste, auraient absolument raison, lâche le cinéaste belge. Avant de se reprendre:

La bande-annonce, ci-dessous...

© Haut et Court

... et les horaires et les salles où courir voir ce film, ici.

[L'ensemble des photos © Haut et Court]