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Billet de blog 5 juin 2010

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Godargentin

A 20 ans, Jean-Luc Godard a passé dix jours à Buenos Aires. Il n'y est jamais retourné. L'Argentine fut l'avant-dernière étape d'un voyage solitaire du futur cinéaste, périple de quatre mois à travers l'Amérique latine, depuis Kingston, Jamaïque.

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A 20 ans, Jean-Luc Godard a passé dix jours à Buenos Aires. Il n'y est jamais retourné. L'Argentine fut l'avant-dernière étape d'un voyage solitaire du futur cinéaste, périple de quatre mois à travers l'Amérique latine, depuis Kingston, Jamaïque. D'après François Truffaut, son confident à l'époque, ce fut un voyage initiatique, du Panama au Pérou, du Brésil au Chili, qui changea à jamais la vision du monde de Godard.

Illustration 1

«Il ne s'agit pas là d'une révélation, comme le voyage assez semblable qu'effectue Che Guevara quelques mois plus tard, en 1951-52, chevauchant sa 'vigoureuse', une Norton 500 cm3, mais d'une forme singulière d'enrichissement intime», écrit Antoine De Baecque dans son monumental Godard (Grasset, 2010, p.39). «C'est aussi une manière très littéraire de partir sur les traces du 'grand voyage', du 'tour d'Amérique', ainsi que l'a vécu et décrit par exemple Jules Supervielle dans L'enfant de la haute mer, une série de nouvelles assez romantiques sur l'Amérique du Sud qui a marqué le jeune lecteur et apprenti voyageur.»
Entre deux sessions de l'entretien fleuve qu'il nous a accordé, le 27 avril dernier dans son atelier de Rolle, rapide échange avec JLG sur ses souvenirs argentins, au bistrot du coin. Quelques banalités sur la lumière si particulière de Buenos Aires, et une info: à l'époque, en mars/avril 1951, le jeune critique avait tenté de travailler sur le tournage d'un film argentin de Pierre Chenal - en vain. Il avait alors très vite quitté le Rio de la Plata pour Santiago du Chili, pour rejoindre une tante.
Pierre Chenal (Pierre Cohen, dit), cinéaste français (Bruxelles, 1904, La Garenne-Colombe, 1991). Catalogué comme un honnête réalisateur de polars mineurs (mais «sa filmographie détaillée tend à démontrer le contraire»), il fuit la France en 1942, pour l'Argentine, puis le Chili. Il rentre après la guerre, avant de repartir en Argentine tourner l'adaptation du livre de Richard Wright, Native Son. C'est ce film, Sangre negra, qu'il tourne lorsque Godard le sollicite en 1951. A l'époque, l'Argentine connaît une croissance exceptionnelle, mais aussi les premiers durcissements du régime péroniste. Buenos Aires est alors l'une des capitales les plus excitantes du monde.

Illustration 2

Malgré la déconvenue argentine, Godard continuera à défendre les films de Chenal dans les colonnes des Cahiers. Dans le premier tome de son Godard par Godard, on trouve une notule sur Rafles sur la ville (avril 1958): «Pour une fois, les flics français sont présentés comme des gens normaux, avec des réactions comme tout le monde, de s'envoyer par exemple la femme du copain pour peu qu'elle soit jolie. (...) Un film vrai, dit la publicité. Je dis: un vrai film» (p. 126). Et ajoute que Michel Piccoli, qui joue l'inspecteur, y est «admirable», chargeant les scènes d'une «semi-élégance». Précision capitale: c'est par les films de Chenal le Franco-argentin que Godard découvre l'acteur, à qui il offrira cinq ans plus tard le rôle de Paul Javal, dans Le Mépris, avec le succès que l'on connaît.
En mai 2010, le Musée d'art latinoaméricain de Buenos Aires (Malba) consacrait une rétrospective très balisée au «cinéma policier français». Où l'on croisait, dans la programmation, des polars vus et revus, dont le sin aliento de Godard (A bout de souffle en VE), mais aussi un titre beaucoup plus discret d'un certain... Pierre Chenal. La bête à l'affut (1959), postérieur à la période argentine, offre à nouveau le rôle du commissaire à Piccoli, qui s'en sort effectivement très bien. Des trente personnes présentes dans la salle, personne n'a quitté le cinéma, malgré le sale état de la copie projetée, et la climatisation sans pitié. Un succès, en somme.
Si Buenos Aires n'a jamais été une ville de cinéma pour Godard, le cinéaste jouit, en Argentine, d'un éclat sans pareil, figure du cinéma tout entier. A quelques jours de la présentation de son Carancho au festival de Cannes 2010, Pablo Trapero en a apporté une nouvelle preuve. Invité début mai, avec sa compagne et actrice du film, Martina Gusman, à déjeuner chez Mirtha Legrand, l'un des incontournables shows télés du pays, le réalisateur a assuré que non, absolument pas, il n'était pas déçu de ne pas concourir cette année pour la Palme d'or.
Car, dans la sélection Un certain regard où figurait Carancho, il y avait bien mieux qu'une Palme: Godard himself. Acquiescement de la présentatrice vedette, dont on se demande si elle a déjà vu un film récent de JLG, grands sourires fascinés en cascade, tout autour de la table, et page de pub.