Dans son Livre blanc (2007), Philippe Vasset se lançait à l'assaut des zones blanches des cartes IGN de Paris, escaladant les murs, sautant par-delà les barbelés, pour fouler du pied ces zones qui échappent à toute cartographie officielle. L'ouverture du Terrain, moyen-métrage de Bijan Anquetil, renoue avec l'exploration des marges franciliennes, la caméra embarquée à bord d'une camionnette à bout de souffle, au fin fond de la commune de Saint-Denis. On finit par atteindre une décharge sauvage de métaux.
Le titre de ce documentaire, découvert au dernier Cinéma du réel, festival parisien clôturé fin mars, l'annonce sans détour: c'est un terrain dont il s'agit, un lieu indéfini aux contours mouvants, rétif aux catégories administratives, sur lequel s'est installé, pendant plus d'un an, une communauté de roms. Les premières scènes, autour de la décharge et des ramasseurs de métaux, sont une fausse piste. L'écriture se ressert autour d'un lieu de vie précaire, plus loin, enchâssement de plaques de bois et de tôles disparates, où vivent quelques familles.

« Le film essaie de nous emmener dans l'intimité de ses baraques », explique Bijan Anquetil, né d'un père français et d'une mère iranienne. Son précédent travail, La nuit remue, à l'écoute de migrants afghans, avait fait le tour des festivals en 2012 et récolté quelques prix. Le terrain quitte assez vite une veine anthropologique classique pour s'aventurer ailleurs: l'habitat précaire devient le décor d'un théâtre, où résonnent des scènes de vie, souvent entre femmes.
On en découvre deux d'entre elles affalées sur un lit, captivées par ce qui semble être une telenovela roumaine. On en surprend trois autres, engagées dans une conversation assez irrésistible et ultra-technique sur les meilleures marques d'après-shampoing. En douceur, les marques d'attention des habitants de ce terrain vague, à l'égard du réalisateur étranger (qui ne parle pas leur langue), se multiplient. Le lieu devient commun, on y teste les lois de l'hospitalité. Vers la fin du film, avant l'évacuation, Bijan Anquetil se voit proposer une place à la table, pour déjeuner tous ensemble.

Alors que les évacuations de terrains se multiplient en France, souvent sans propositions de relogement, le film de Bijan Anquetil teste, à front renversé, la notion ambiguë d'hospitalité. Sans s'en accommoder pour autant. Dans un dossier de la revue Vacarme, consacré aux «lois de l'hospitalité» (hiver 2007, n° 38), le philosophe Pierre Zaoui avait précédé son texte d'une obsédante citation de Maurice Blanchot, tirée de L'entretien infini, qui n'est pas sans dialoguer avec le film: « L'hospitalité consiste moins à nourrir l'hôte qu'à lui rendre le goût de la nourriture en le rétablissant au niveau du besoin, dans une vie où l'on peut dire et supporter d'entendre dire: 'Et maintenant, n'oublions pas de manger'. Sublime parole. ».