Arraianos est un mot galicien, masculin pluriel, pour désigner ces habitants situés de part et d'autre de la frontière entre le Nord du Portugal et la Galice espagnole. C'est aussi le titre du deuxième film d'Eloy Enciso, né en Galice en 1975, aujourd'hui basé à Lisbonne, projeté au sein de la compétition «Cinéastes du présent» au festival de Locarno, qui se termine dimanche.
Avec cette chronique d'un milieu rural espagnol en train de disparaître, Enciso teste une grammaire du cinéma assez impressionnante: il adapte tout à la fois une pièce de théâtre écrite en galicien (référence appuyée au cinéma de Jean-Marie Straub), livre une saisissante galerie de portraits de paysans au travail, et observe ces terres de frontière, baignées d'une atmosphère blanchâtre qui fait déjà penser à l'au-delà. Discussion autour d'un objet filmique déconcertant.
Arraianos décrit les derniers jours d'un village de Galice. Est-ce qu'on peut le voir, aussi, comme un film sur la fin du monde?
Il n'y a pas eu de volonté, de ma part, de construire une dystopie. Quand je me suis lancé dans ce film, c'était avec l'idée de filmer des gens de la génération de mes grands-parents. A mes yeux, ils forment une génération très importante, à cheval entre deux époques. C'est peut-être moins vrai en France, mais pour l'Espagne et la Galice particulier, ils incarnent les dernières figures d'une génération ancrée dans le milieu rural, qui connaît une relation différente de la nôtre aux technologies, qui entretient un rapport plus particulier au mystère, à l'inconnu du monde qui nous entoure, aux mythes et aux récits.
D'où la série de portraits crépusculaires de paysans. Sauf qu'au moment de faire le film, nous nous sommes aussi rendus compte que la réalité était différente: les gens que l'on filmait, et leur attitude pendant le tournage, nous ont offert une leçon d'anti-fatalisme. Le film ne parle plus tant de la fin du monde, que de la résistance obstinée d'un monde rural condamnée à la disparition.
Pourquoi avoir choisi d'adapter une pièce de théâtre?
Après Pic-nic (2007), mon premier film, l'une des seules choses qui étaient claires, pour moi, était de travailler sur la frontière entre les genres. Je ne voulais pas d'un film qui approfondirait encore le portrait documentaire pur. Je voulais m'approcher d'un territoire plus hybride, m'éloigner du registre naturaliste de mon précédent film. Retrouver l'essence du documentaire, à travers un dispositif qui ne soit pas naturaliste. Et je voulais surtout travailler la langue galicienne, que je trouve extrêmement musicale, presque comme de l'italien. L'idée est venue de travailler sur un texte en galicien, avec des acteurs non professionnels de la province.
Pourquoi le choix de O bosque, pièce de théâtre d'un auteur galicien méconnu, Jenaro Marinhas Del Valle (1908-2000)?
La recherche de ce texte fut laborieuse. Beaucoup des textes en galicien fonctionnaient sur un registre pittoresque. Puis l'on a finalement trouvé cet auteur, et ce texte. O Bosque est une œuvre symboliste, qui nous donnait beaucoup de liberté dans l'interprétation. On se dégageait d'un simple récit. Del Valle l'a écrite en plein franquisme, dans les années 50 et 60. Il montre des gens emprisonnés dans une forêt, qui ressentent une pression invisible, et qui tentent de sortir de la forêt, de retrouver la lumière du jour. C'est une œuvre très liée au franquisme, mais elle n'est pas datée pour autant. On a pu la reprendre, se l'approprier, pour que chacun y mette ce qu'il veut. De quoi parlent-ils? Que cherchent-ils à fuir? Beaucoup de réponses sont possibles.

Vous assumez la référence à Jean-Marie Straub?
Oui. Pendant le tournage, nous avons essayé d'y échapper. Au final, c'est vrai que l'on a trouvé des solutions proches de celles du cinéma de Straub, dans la manière de filmer la langue. Straub le résume dans le film que Pedro Costa lui consacre (Où gît votre sourire enfoui?, 2001): la forme pour la forme n'existe pas, c'est l'idée, quand elle entre en conflit avec la matière, qui fait surgir la forme.
Vous parliez de portraits crépusculaires. Comment vous y êtes-vous pris, pour filmer ces paysans? Au bout de combien de temps avez-vous sorti la caméra?
Avec les comédiens, nous avons répété pendant un an, à raison d'une ou deux fois par semaine. J'ai vécu là-bas pendant la période. La partie plus documentaire, sur le paysans et les animaux, s'est faite plus tard, presque deux ans plus tard, parce que je n'étais pas satisfait des premières versions du film. Avec un principe simple, pour la direction de photographie: se sentir proche des gens, ne pas prendre le temps de faire des beaux plans, d'esthétiser. Approchons-nous d'eux, et l'on avisera pour le reste.
L'une des clés de lecture du film, c'est la tension entre le monde réel, le concret, les gestes du quotidien, et ce à quoi l'on aspire, nos rêves et nos utopies.
Oui, la vie est une lutte permanente entre nos rêves, nos envies d'échappatoire, et un monde du fait, de l'événement, du travail. Le film montre la confrontation entre ces deux forces. Comme la vie: une sorte de puzzle, dont il revient à chacun de trouver son propre sens.
Mais en tant que cinéaste, de quel côté vous situez-vous: artisan ou rêveur?
Entre les deux. Je ne choisis pas. La vie force à faire cohabiter les deux ensemble. D'un point de vue personnel, je suis du côté du rêveur. Mais le plus intéressant, pour un cinéaste, est d'observer le conflit entre les deux.
