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Billet de blog 18 janvier 2011

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Traduire, un art de la fugue

« Que voit Dieu par la fenêtre ? » c’est ce qu’avecles poètes la cinéaste Nurith Aviv cherche avec passion en interrogeantécrivains et artistes sur leur relation à la langue – en hébreu, la langue, cesont les lèvres…

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« Que voit Dieu par la fenêtre ? » c’est ce qu’avecles poètes la cinéaste Nurith Aviv cherche avec passion en interrogeantécrivains et artistes sur leur relation à la langue – en hébreu, la langue, cesont les lèvres…

Son voyage a commencé en 2008 avec le très émouvant D’une langue à l’autre (Misafa Lesafa), délicate enquête sur lelien, tout en tensions, tissé par les immigrants de Russie, d’Allemagne, deHongrie, du Maroc… entre l’hébreu, devenu leur nouvelle patrie, et la langue deleur enfance, leur langue maternelle. « Du moment où j’ai voulu pénétrerl’hébreu et écrire, j’ai dû assassiner la langue russe, l’éliminer, car ellefaisait obstacle, la langue maternelle », explique Meir Wieseltier. « Je mesouviens, quand mon père est mort, j’ai senti que l’hébreu ne me portait plus,je m’écroulais dans le hongrois, je me lamentais en hongrois », répond AgiMishol. Et il arrive aujourd’hui à Aaron Appelfeld d’avoir peur d’oublier sa «langue maternelle adoptive » : « La langue maternelle, tu ne la parlespas, elle coule d’elle-même. Avec une langue acquise, tu dois sans cesse êtresur tes gardes. Parfois, je me réveille avec l’angoisse que l’hébreu apprisavec tant de peine s’évanouisse, disparaisse. »

Nurith Aviv a poursuivi son chemin avec Languesacrée, langue parlée, où écrivains et artistes, cette fois nés en Israël,décrivent leur relation personnelle à l’hébreu qui fut longtemps langue desÉcritures avant de devenir la langue vivante de l’État d’Israël en 1948. Dansla diaspora réservé aux rites sacrés et interdit aux femmes notamment, l’hébreufut « ravivé », à la fin du XIXe siècle, par Eliezer Ben-Yehouda,inventé peut-on dire, puisque c’est à une véritable création que s’est atteléBen-Yehouda afin d’écrire son Dictionnaire de la langue hébraïque ancienneet moderne. Convaincu que l’hébreu devait cesser d’être langue morte pourêtre parlée au quotidien, Ben-Yehouda s’acharnera, jusqu’à la fin de sa vie, àcréer des milliers de néologismes qui puissent décrire les réalités del’époque. Comme toute langue, l’hébreu moderne porte en lui les strates de savie passée : la voix des uns résonne dans celle des autres.

Traduire est ledernier volet de cette trilogie vers Babel, la porte (Bab) de Dieu (El). DepuisBabel, les êtres parlants n’ont pour se comprendre que la traduction, quidéfaille sans cesse. Rappelons-nous :

« Dieu dit : “Voici que tous font un seul peuple etparlent une seule langue et tel est le début de leurs entreprises !Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons !Descendons ! et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendentplus les uns les autres.” Dieu les dispersa de là sur toute la face de la terreet ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là queDieu confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est là qu’illes dispersa sur toute la face de la terre. »

Traduire allie lasobriété esthétique à la poésie des propos. Nurith Aviv écoute, chacuns’exprimant dans sa langue, des traducteurs de différents pays parler de leurexpérience de passeurs de la littérature hébraïque écrite à travers lessiècles. Sandrik Le Maguer a traduit LeMidrash sur les proverbes, lecture « fouillante » (darash : fouiller, chercher) de laBible qui fait jaillir le sens en jouant de toutes sortes de techniques (jeuxde mots, appositions d’opinions les plus opposées, situations anachroniques despersonnages, et grande liberté avec le texte). Ce qui l’a mis sur la pisted’une relecture midrashique du Nouveau Testament[1].Yitshok Niborski est l’auteur d’un dictionnaire de 6 000 mots d’originehébraïque en yiddish. « Traduire de l’hébreu en yiddish » c’est particulier,explique cet enseignant de l’Inalco, « parce que le yiddish est né sous lesailes de l’hébreu : la Bible était lue en hébreu, mais les discussionsétaient en yiddish » et cela a marqué les deux langues et plus tard leurslittératures. Anna Linda Callowparle du prix Nobel de littérature S. Y. Agnon qui joue jusqu’à « lacruauté » des manières de la tradition, il entrelace des couches anciennes dela langue de façon quasi subversive (fragments, oppositions, tensions), avecdes effets de sarcasmes et d’ironie qui rendent la traduction quasi impossiblemalgré l’« agnonisation » àlaquelle Anna Linda Callow soumetl’italien. Les dix traducteurs soulignent tous les limites de la langue qu’ilstentent de forcer, coûte que coûte, pour s’approcher au plus de l’original.Selon la tradition juive, « la traduction [de la Bible], comme touteinterprétation, peut accompagner le texte original mais il ne peut le remplacer». Sans doute l’humanité réside-t-elle dans l’intraduisible.

Françoise Mona Besson

Traduire, un filmde Nurith Aviv. Sortie mercredi 19 janvier 2011 au cinéma Les Trois Luxembourg67, rue Monsieur Le Prince 75006 Paris.

Chaque jour, les projections seront suivies de rencontresavec NurithAviv et ses invités : 19 janvier à 21h : Hélène Cixous – 20janvier à 21h : Henri Atlan – 23 janvier à 11h : Alain Ehrenfreund –25 janvier à 21h : Jacques Roubaud et Marcel Bénabou.

Les semaines suivantes : Gérard Haddad, Marc-AlainOuaknin, Thierry Garrel, Judith Miller et Anaëlle Lebovits-Quenehen, LeslieKaplan et Heitor de Macedo, Pierre Pachet, Maurice Olender, André Markowicz et FrançoiseMorvan, Rosie Pinhas-Delpuech, Stéphane Zagdanski, Bernard Hoepffner, FrancineKaufman, Charles Melman.

Un coffret reprenant la trilogie et deux courts métrages de NurithAviv, Vaters Land / Perte et L’alphabet de Bruly Bouabre sortira mi-avril.


[1] Il a publiéen 2008 Portrait d’Israël en jeune fille.Genèse de Marie, coll. « L’Infini », Gallimard.

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