Le Monde 2 daté du 2 mai nous gratifie d'une jolie photo représentant une femme recouverte d'un filet protecteur. Une apicultrice pour évoquer un sujet sur les abeilles ? Erreur, il s'agit d'une Suédoise qui se protège des ondes électromagnétiques à l'aide de cette « sorte de moustiquaire » comme l'écrit l'envoyé spécial du Monde en Suède. On se dit que Le Monde (2) va décidément très mal.
Car l'article n'est ni fait, ni à faire. Sur un sujet aussi sensible (sans mauvais jeu de mots), il tombe dans tous les panneaux et tous les raccourcis habituels. La trame était écrite d'avance, il suffisait de remplir avec des noms, des dates et de jolies descriptions de cartes postales (ah la Suède profonde: ses lacs bleus, ses maisons rouges, ses forêts à l'infini).
Quel est l'argument de l'article ? Il est double. 1. Les Suédois sont en avance sur nous car ils reconnaissent l'électrosensibilité comme un handicap, alors qu'en France nous nous y refusons. 2. Mais l'Etat suédois refuse de reconnaître un quelconque lien entre les ondes émises par les téléphones portables et l'électrosensibilité car il veut protéger les intérêts de Sony Ericsson. Deux clichés déjà : une société suédoise en avance sur la notre (avec tous les sous-entendus habituels sur le modèle suédois : un Etat social exemplaire ; un pays égalitaire ; une société tolérante et ouverte) ; le complot, avec un Etat qui protège ses champions industriels et qui n'hésite devant aucun moyen pour étouffer tout lien avec des problèmes de santé.
Rajoutez ensuite des victimes, forcément sympathiques, toujours convaincantes. Un scientifique lanceur d'alerte, qui se retrouve au ban de la communauté scientifique. Un représentant des industriels dont le journaliste laisse entendre qu'il connaît les effets sanitaires mais préfère les taire au vu des conséquences pour l'industrie. Et voilà ! (comme disent les Américains) le plat est servi.
En réalité, un article comme celui-là constitue surtout du matériau pour les chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur les risques. Si, toutefois, il n'en existait déjà des centaines du même genre ! Il suffit de changer la pathologie et l'activité en cause, tout le reste est déjà en place.
En l'espèce, ce que rate complètement le journaliste sont deux questions pourtant fondamentales. Pas besoin d'aller en Suède pour les soulever.
Premièrement, l'électrosensibilité constitue-t-elle un handicap ? C'est une vraie question, qu'on ne saurait traiter aussi rapidement d'un "ben oui, évidemment, les gens souffrent". Oui, des gens souffrent et l'électrosensibilité est une maladie. Mais lui accorder le statut de handicap n'est pas un acte anodin. Cela va avoir des conséquences financières, tout d'abord, mais on rétorquera que la santé n'a pas de prix. Si, elle a un prix : celui que la société est prête à accorder à cette maladie par rapport à d'autres maladies ou handicaps. On parle tout de même en Suède de 300 000 cas potentiels, sur une population d'environ 9 millions (faites le calcul vous-même pour la France). Cela va avoir des conséquences sociales, ensuite. On crée un statut, une forme d'identité sociale. Ce statut donne accès à des droits, il déclenche des procédures, il ouvre la possibilité d'aides financières. Il ne s'agit pas d'entrer ici dans une discussion sur le statut des handicapés en France, ni un débat sur la notion de handicap. Mais il convient d'être pour le moins prudent avant d'exiger qu'une forme de souffrance, aussi pénible soit-elle, soit immédiatement reconnue comme un handicap. Car la liste des candidats possibles est alors longue derrière ... Veut-on vivre dans une société dans laquelle la forme de reconnaissance première soit le handicap ? Je pousse l'argument à l'extrême pour mieux me faire comprendre. A mon sens, c'est un débat complexe qui ne saurait être réglé aussi simplement qu'en prenant exemple sur la Suède et ses moeurs évoluées.
Deuxièmement, quelles seraient les conséquences d'un lien avec les ondes électromagnétiques, et notamment celles émises par les téléphones portables, les antennes relais et les bornes Wifi ? Il ne m'appartient pas de trancher sur ce lien, car je n'en ai aucunement la compétence. Mais supposons que ce lien soit établi. Et supposons que parallèlement les personnes électrosensibles aient vu leur handicap reconnu. Que faudrait-il faire ? Deux options sont possibles. La première option serait de procéder comme les autorités locales suédoises : à savoir financer des travaux de protection des foyers (l'article donne le chiffre de 18 000 € pour une maison, ce n'est pas rien). Il existe une vaste gamme de produits de protection contre les ondes. A ma connaissance, ces produits sont assez peu standardisés, ce qui signifie qu'on y trouve aussi bien des appareils tout à fait sérieux que des objets vendus par des charlatans. Mais on pourrait imaginer que l'Etat contrôle de plus près ces appareils. Au-delà de ce problème technique, cette option supposerait donc que les pouvoirs publics acceptent de subventionner ces appareils ou d'indemniser les victimes, sachant que les sommes qui seront consacrées à ce handicap ne le seront pas à autre chose ... L'autre option serait de réduire la présence d'ondes électromagnétiques dans notre environnement. La chose n'est pas si simple car les téléphones portables ne sont qu'une source parmi beaucoup d'autres de radiofréquences. Il faudrait donc réduire l'ensemble des sources, qui sont en réalité à la base de la plupart de nos activités quotidiennes (et pas seulement le téléphone portable). Ce qui appelle dès lors une question politique éminemment complexe : les risques pour la santé justifient-ils que l'on porte atteinte aux bénéfices liés à ces activités ? Autrement dit, il faudrait procéder à un calcul bénéfice/risque afin de décider si les bénéfices l'emportent largement sur les risques, dans quel cas on pourrait examiner la première option à savoir indemniser les personnes qui subissent le risque; ou au contraire si les risques l'emportent et alors revoir l'ensemble des technologies qui nous entourent et qui fonctionnent à bases d'ondes électromagnétiques. En France, pour l'instant, il n'a jamais été procédé, ni sur la téléphonie mobile, ni sur aucune autre technologie soupçonnée d'effets sanitaires, à un tel calcul. Malgré toutes ses limites, il permettrait pourtant d'ouvrir un véritable débat, tant sur les risques que sur les bénéfices, associés à une activité.
Bref, ce cas est tout à fait emblématique des types de choix qui se posent aujourd'hui à nos sociétés, s'agissant à la fois du déploiement rapide de nouvelles technologies, d'inquiétudes sur leurs effets, et plus fondamentalement d'une remise en cause des formes traditionnelles de protection sanitaire et sociale. Si la presse n'est pas capable de poser les termes de ce débat de manière claire et précise, mais continue de colporter des lieux communs, on en reviendra toujours à une bataille de noms d'oiseaux - comme les commentaires des lecteurs du Monde l'illustrent sur le site web du journal - entre ceux qui estiment que tout cela n'est qu'une manifestation d'irrationalité (ou le produit des "prêcheurs de l'apocalypse", comme les nomme Jean de Kervasdoué dans son dernier livre, parfait exemple d'une soi-disante rationalité scientifique) et ceux qui perçoivent des complots partout (et un nouveau scandale de l'amiante derrière chaque nouvelle controverse) ; avec au milieu les personnes électrosensibles tentant de faire reconnaître la légitimité de leur souffrance.