Lorsque l'on s'intéresse aux arguments qu'emploie Claude Allègre pour contester la thèse d'une origine humaine derrière le réchauffement climatique, on est frappé par leur "étrangeté" dans le contexte français. En effet, son raisonnement consiste à mettre en avant des incertitudes dans l'état de la science pour conclure qu'il n'est pas possible de prendre des mesures restrictives sur les émissions de gaz à effet de serre. Etant donnée la complexité des mécanismes en jeu dans le dérèglement du climat, il ne lui est pas trop difficile de trouver des incertitudes dans l'état des connaissances (ce que la sociologie des sciences appelle des "known unknowns"), de suggérer qu'il y a encore de nombreuses inconnues que l'on ne soupçonne même pas (des "unknown unknowns"), ou de proposer que certains phénomènes causaux n'ont pas été encore entièrement démontrés (mais reposent plus sur de très fortes présomptions). Mais ces incertitudes doivent-elles conduire à l'inaction ? Là est toute la question.
En France, les controverses sociotechniques qui se sont déroulées depuis la décennie 1990 ont fréquemment mis en avant l'existence d'incertitudes scientifiques pour justifier le recours au principe de précaution. L'idée était que l'on ne pouvait se contenter d'un état des connaissances pour poursuivre une activité qui ne présentait à un moment donné aucun risque, dès lors que certaines incertitudes persistentes laissaient planer un doute sérieux, plausible, théorique, ... sur l'existence d'un risque qui pourrait se révéler grave et irréversible. Autrement dit, les scientifiques, associations, opposants, ... pointaient du doigt l'existence de nombreuses incertitudes pour appeler une intervention immédiate des pouvoirs publics, sans attendre que les recherches aient permis de lever ces incertitudes - dans la mesure où il serait alors probablement trop tard. Bref, l'idée d'incertitude en France, mais aussi ailleurs en Europe, servait à légitimer le recours au principe de précaution. Il suffisait de relever des incertitudes suffisantes dans un état des connaissances scientifiques et de les faire reconnaître pour contester une activité - qu'il s'agisse des OGM, de la téléphonie mobile ou encore de la vaccination contre l'hépatite B.
A l'inverse, aux Etats-Unis, dès les années 1970, l'idée d'incertitude a été instrumentalisée pour attaquer les décisions prises par les agences comme l'EPA (Environmental protection agency), l'OSHA (Occupational safety and health administration) et la FDA (Food and drug administration) en matière d'interdiction de substances chimiques soupçonnées d'être cancérigènes. Considérant que ces décisions reposaient sur des bases scientifiques fragiles, incomplètes, ambiguës, tandis que leurs conséquences pouvaient s'avérer coûteuses voire désastreuses pour certaines activités économiques (et dans certaines circonstances l'environnement lui-même, paradoxalement), des intérêts industriels s'appuyant sur des centres de recherche universitaires, des fondations et des organismes scientifiques ont entrepris de monter des dossiers faisant état des trop nombreuses incertitudes persistantes dans les expertises pour que l'on puisse prendre des décisions définitives. Dans cet effort, l'expérience "malheureuse" des producteurs de tabac fut déterminante, car ceux-ci ne surent pas à l'époque contester les résultats d'études épidémiologiques mises en avant dès les années 1950-60 pour établir un lien entre la cigarette et le cancer du poumon (faut-il rappeler que ce lien, acquis aujourd'hui, n'a toujours pas été démontré d'un point de vue biologique mais seulement épidémiologiquement). Aussi les industriels de la chimie en particulier, devant les nombreuses décisions d'interdiction de substances comme le DDT, entreprirent de bâtir une stratégie de grande ampleur pour faire accepter le fait que dorénavant, toute décision réglementaire s'agissant d'une substance doive s'appuyer sur une base scientifique "saine" (la "sound science"), par opposition à une science bricolée (la "junk science"). Et non content d'imposer cette dichotomie, ils surent ensuite faire passer tout un ensemble de mesures législatives et réglementaires visant à encadrer très fortement le travail des agences de régulation, les obligeant à établir les preuves de leurs décisions sur des bases scientifiques incontestables, et ce dès les premières phases. Autrement dit, une agence qui soupçonne aujourd'hui une substance d'être cancérigène doit déjà faire la preuve que ses soupçons sont étayés scientifiquement avant de lancer une longue et coûteuse procédure d'expertise qui pourrait conduire à réglementer l'usage de cette substance dans plusieurs années. Tout un ensemble d'obstacles, dont le dernier en date est le Data Quality Act, ont ainsi été érigés pour bloquer ou du moins ralentir le processus de réglementation. Le tout reposant à chaque fois sur l'idée que des incertitudes persistantes ne sauraient justifier une mesure contraignante. Dès lors, tous les efforts de recherche financés par les industriels sont tournés vers la mise en évidence d'incertitudes - ce qui n'est en général guère compliqué s'agissant de substances chimiques. On trouvera l'ensemble de cette histoire détaillée dans l'ouvrage du journaliste Chris Mooney (The Republican War on Science) ; et pour une analyse plus académique dans le numéro spécial de l'American Journal of Public Health de septembre 2005.
Ce qui est frappant avec les arguments de Claude Allègre, c'est leur remarquable similitude avec les arguments utilisés aux Etats-Unis par tous ceux qui ont cherché, et sont souvent parvenus, à gêner le travail des agences gouvernementales en charge de la gestion des risques sanitaires et environnementaux. C'est bien parce qu'il y aurait des incertitudes dans la science qu'il ne faudrait surtout rien faire - plutôt que de prendre des décisions sur des bases incomplètes et potentiellement contestables. On pourrait voir dans cette similitude une simple étrangeté due à la personnalité de Claude Allègre, si on ne devait craindre qu'elle n'annonce en réalité une évolution plus profonde en matière de régulation des risques sanitaires et environnementaux. Car il y a tout lieu de penser que les industriels de la chimie ou d'autres secteurs ont appris de l'expérience américaine. Aussi, devant le souhait de la Commission Européenne de réglementer les substances et activités dangereuses, ils pourraient importer en Europe cette stratégie et les raisonnements en termes de "sound science" pour exiger désormais que toute réglementation repose sur des bases scientifiques incontestables, ne souffrant d'aucun soupçon. Dans la mesure où la Commission Européenne a fait de la science l'alpha et l'omega de toute réglementation des risques, cette stratégie pourrait très rapidement rencontrer un certain succès. Et les agences de sécurité sanitaire se verraient dès lors opposer de nombreux obstacles à toute tentative d'encadrer plus rigoureusement certaines substances ou activités, dès lors qu'il y aurait des trous dans la science. Bref, les arguments de Claude Allègre pourraient préfigurer une transformation plus large dans la gouvernance des risques dont on a tout lieu de se méfier.