Par Antoinette Rouvroy, chercheur qualifié du FNRS, Centre de recherche informatique et droit (CRID), Université de Namur, Réseau Droit, Sciences et Techniques.
Héritée d'une époque où les mondes virtuel et physique étaient imperméables l'un à l'autre, l'utopie de la liberté, enfin atteinte dans le « cyberspace » virtuel préservé des contraintes du monde physique et des autorités traditionnelles, paraît peu compatible avec les développements technologiques et sociopolitiques contemporains fortement influencés par les objectifs de sécurité et d'efficacité institués en logiques absolues. L'appropriation privative d'une partie croissante des services Internet par des opérateurs s'arrogeant notamment le droit de censurer, et/ou de conserver certains contenus suivant des normes à leur discrétion, la mise en place de systèmes de profilage des internautes, l'installation, dans les espaces tant publics que privés, de caméras de surveillance dites « intelligentes », l'émergence de services de géo localisation (GPS), l'introduction de « puces » RFID dans les secteurs de la distribution mais aussi, progressivement, des soins de santé, de la sécurité, des services,...transforment l'espace humain en un espace mondialisé, à la fois physique et virtuel, dans lequel la collecte, l'analyse, l'appariement automatiques de données relatives aux personnes, aux objets, aux lieux, aux contextes risquent fort de mettre à mal la liberté des citoyens.
En particulier, les nouvelles technologies de l'information, de la communication, et de la réseautique (TICs) menacent la liberté des individus par les nouveaux types de contrôles qu'elles permettent. Les technologies telles que la vidéosurveillance, couplées à des méthodes automatiques de traitement et d'appariement de l'information visuelle avec d'autres informations numériques souvent triviales par elles-mêmes confèrent, à distance, à des comportements et informations personnels insignifiants pour la personne elle-même, un sens particulier auquel sont attachées des conséquences parfois rien moins que triviales. Les TICs ne sont donc pas seulement les « vecteurs » d'informations « émises » par les personnes, elles sont aussi « productrices » de sens, de significations nouvelles qui sont en retour « projetées » sur les personnes et sur lesquelles pourtant ces dernières n'ont que très peu de pouvoir. En lieu et place du type de contrôle facilement identifiable par les individus dans les sociétés traditionnelles, se mettent ainsi en place de nouvelles instances de contrôle publiques et privées largement invisibles et donc difficiles à contester pour les individus. Cette distance entre contrôleurs et contrôlés a deux conséquences.
La première est que les individus ne « voyant » pas ceux qui les observent conservent - peut-être un peu naïvement - l'impression de n'être pas vus dans toute une série de circonstances quotidiennes qu'ils pensent à l'abri des regards. S'en suit un décalage entre les perceptions des individus quant à l'état de protection de leur vie privée et le niveau de protection dont ils jouissent effectivement. Les protections de la vie privée doivent être redéfinies face à un contrôle plus difficile à cerner et dont l'enjeu est plus lointain, même s'il est plus fondamental dans la mesure où il peut influencer notamment les perspectives socio-économiques des personnes et d'autres libertés fondamentales.
Une seconde conséquence du « contrôle à distance » est le risque de conformisme anticipatif, encore faible dans le contexte du cyberspace mais beaucoup plus important en ce qui concerne les modes de surveillance à distance mis en place dans l'espace public (vidéosurveillance) ou sur les lieux de travail. Le fait, pour les individus, de se savoir surveillés, pistés, observés, et, en conséquence catégorisés et « jugés hors contexte », sans avoir l'occasion de contrôler l'interprétation que le dispositif de surveillance dérive de leurs faits et gestes, le fait pour eux d'être exposés aux réactions quasi-automatiques du dispositif de surveillance s'ils adoptent, ne fût-ce qu'involontairement, des comportements traités comme « non conformes » ou simplement « inhabituels », induisent un phénomène de « conformisme anticipatif » dans une partie au moins de la population soucieuse d'éviter toute « friction » avec le système de surveillance, de contrôle ou d'observation. Le conformisme anticipatif est un mécanisme de disciplinarisation des individus particulièrement efficace et économique puisqu'il fonctionne sur l'autocensure ou l'auto-surveillance par les citoyens eux-mêmes, soucieux d'éviter d'être découverts et exposés par le système. C'est aussi un mécanisme de gouvernance particulièrement peu démocratique puisque peu susceptible d'être contesté.
Même dans les circonstances idéales (où les critères suivant lesquels les modes de vie et comportements passant pour « normaux » ou « anormaux », « acceptables » ou « inacceptables », seraient effectivement décidés démocratiquement), la protection d'une sphère privée permettant à l'individu de ne pas s'y conformer, du moins dans cet espace, reste essentielle pour lui permettre d'échapper à la « tyrannie de la majorité », pression sociale poussant l'individu au conformisme.
C'est le sens du droit à la protection de la vie privée lorsqu'il protège des comportements, attitudes et modes de vie qui, sans être illégaux ni sans causer dommage à autrui, sont néanmoins impopulaires et exposeraient ceux qui s'y adonnent à l'animosité ou à des réactions discriminatoires ou stigmatisantes de la part de tiers s'ils en avaient connaissance. L'on voit ici que le droit à la protection de la vie privée et l'interdiction des discriminations fondées sur des motifs non pertinents s'inscrivent dans la même optique. Il s'agit de préserver un certain « droit à la différence », essentiel pour l'individu et son épanouissement personnel, mais également pour l'évolution et la vitalité démocratique de la société ; ce « droit à la différence » autorise en effet l'expression de modes de vie et de pensée innovants, source d'expérimentations individuelles et collectives.
En cela, un enjeu décisif du droit à la protection de la vie privée est la représentation de l'humain, et la restitution des logiques absolues de sécurité et d'efficacité économique à leurs cadres relatifs. Alors que le dogme sécuritaire fait de tout individu un suspect par défaut et que la logique économique en fait un être essentiellement rationnel et égoïste, rendre possible la contestation de ces logiques absolues est d'autant plus urgent qu'à force de déployer, à travers notamment les dispositifs technologiques de la société de l'information, des représentations aussi négatives de l'individu, on risque de susciter des comportements qui justifieront in fine ces logiques sécuritaire et économique absolues, mais au prix de la plus précieuse de nos aptitudes : la liberté.
A condition d'accepter de remettre en cause ces représentations collectives, nous pourrons faire en sorte que les personnes puissent effectivement déployer tout le potentiel non seulement libératoire, mais aussi créatif et politique contenu en germe dans la société de l'information. Ainsi, le droit à la protection de la vie privée n'apparait-il pas seulement comme un droit fondamental parmi d'autres, mais comme condition nécessaire à l'exercice des autres droits et libertés fondamentaux.