Billet de blog 19 juin 2014

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Jean-Louis Legalery

professeur agrégé et docteur en anglais retraité.

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La paradoxale évolution du football : du collectif à l'individuel

« Ce que je sais de la morale et de la vie, c’est au football que je le dois. Vraiment le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » C’est ainsi que s’exprimait Albert Camus, le 23 octobre 1957, alors qu’il assistait à la rencontre Racing Club de Paris contre Monaco dans l’antique Parc des Princes.

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« Ce que je sais de la morale et de la vie, c’est au football que je le dois. Vraiment le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » C’est ainsi que s’exprimait Albert Camus, le 23 octobre 1957, alors qu’il assistait à la rencontre Racing Club de Paris contre Monaco dans l’antique Parc des Princes. Si le théâtre deviendra une activité majeure dans sa conception de la vie, le football était déjà une passion pour lui, puisqu’en 1929, il avait rejoint le RUA, Racing Universitaire d’Alger pour y occuper le poste de gardien de but. Le journaliste uruguayen Eduardo Galeano avance l’idée non étayée, dans son ouvrage El futbol a sol y sombra, Le football, ombre et lumière, éditions Climats, 1997, que ce choix était dû à la pauvreté, puisque, dans les buts on use moins ses chaussures qu’en jouant dans le champ… Par ailleurs dans cette vidéo de l’INA où l’on entend des noms, Dalla Cieca, Cisowski qui vont rendre les plus anciens nostalgiques, Albert Camus fait un parallèle entre la solitude du gardien de but et celle de l’écrivain, puisque cet entretien précède de quelques jours l’attribution du prix Nobel de littérature :

© Hadjout Marengo

Dans le dernier entretien accordé par Albert Camus au magazine littéraire britannique Venture le 20 décembre 1959, soit quinze jours avant sa mort tragique dans la Facel-Vega de Michel Gallimard, à Villeblevin dans l’Yonne, le 4 janvier 1960 : à la question quelles sont les leçons morales que vous a fournies le sport (football en l’occurrence) ? Camus répond : « L’obéissance loyale à une règle de jeu définie en commun et acceptée librement. » De fait Camus voyait dans le football une école de solidarité et de fraternité. S’il avait vécu, le prix Nobel de littérature 1957 aurait peut-être légitimement conçu une amère déception, car des belles heures du RUA des années 1930 à l’été 2014, la fraternité et la solidarité se sont sérieusement émoussées et « l’obéissance loyale à une règle de jeu définie en commun et acceptée librement » a été reléguée aux oubliettes. Dans l’époque révolue où le jeu était fraternel et solidaire, un joueur se fondait dans la masse de l’équipe pour la mieux servir.

Aujourd’hui un joueur, professionnel s’entend, se sert de l’équipe pour privilégier sa carrière et ses intérêts financiers. Il est individu dans le groupe mais plus jamais au service du groupe. Les raisons sont multiples, la principale tient à la marchandisation et à la ré-organisation du football.  Le joueur de talent n’est plus un atout pour un groupe, c’est un support publicitaire individuel de poids, support publicitaire d’autant plus exploité qu’il y a de nombreux intermédiaires, les agents de joueurs, dont l’activité essentielle est de promouvoir l’individu et de défendre ses intérêts. Il y a également les annonceurs que sont les chaînes de télévision ou les entreprises mécènes d’un ou plusieurs évènements qui mettent en exergue un ou quelques individus triés sur le groupe afin d’engendrer de l’audience. Même si les grandes équipes nationales ou les grands clubs ont toujours fonctionné avec une ou plusieurs vedettes, il était, jusqu’à présent, admis que la dite vedette sans le reste de l’équipe ne représenterait rien. Ainsi de l’épopée de l’équipe de France à la coupe du monde de 1958 en Suède, on retient l’ensemble du groupe, même si Kopa, Piantoni et Fontaine, dont le record de buts marqués (13) tient toujours, ont beaucoup apporté.  De la même coupe du monde on garde en mémoire toute la brillante équipe du Brésil, dont le nouveau jeune prodige Pelé était simplement un membre. Désormais on parle de X ou Y et de l’équipe qui est autour, la faute sans doute à la médiatisation excessive.

De la victoire de l’équipe de France contre la rugueuse sélection du Honduras, il semblerait que la presse dite spécialisée n’ait retenu que la performance de Benzema, à croire qu’il aurait donc joué seul contre les honduriens. Dans la médiatisation est également en cause la sophistication des moyens technologiques, dont Canal + a été un fer de lance, qui permet de savoir à la fin d’un match ou au moment où un joueur cède sa place combien de passes dites décisives il a effectué, combien de kilomètres il a parcouru, combien de tirs du pied droit ou gauche il a fait, bilan très individuel qui va, aussitôt, servir aux agents d’argumentaire de vente pour placer le produit joueur sur le marché. Fort heureusement il reste des raisons d’espérer, la magnifique prestation collective du Chili, hier soir, contre l’Espagne, en est une preuve. Le NYT s’est penché sur cette nouvelle coupe du monde et les journalistes Andrew Das, Alicia Desantis et Josh Keller ont analysé l’expérience de chaque pays participant à partir de leur économie, leur littérature et même leur poésie pour arriver à la conclusion que le beau jeu c’est ici (entendez le Brésil), avec l’appui d’une part une citation de feu l’historien britannique Eric Hobsbawm : mass culture wolrwide is becoming North American, with the exception of the Brazilian national team, la culture de masse à l’échelle mondiale devient nord américaine, à l’exception de l’équipe nationale du Brésil. Il rejoignait en cela Pier Paolo Pasolini qui voyait  dans le jeu pratiqué par les Brésiliens un « football poétique », ce que le but de Carlos Alberto, magnifique par sa construction collective, lors de la finale 1970 contre l’Italie illustre parfaitement et Camus aurait certainement aimé ce football-là.

Illustration 2

L’autre paradoxe, en dépit de toutes ces réserves, est, lorsque l’on a commencé à jouer et à se passionner pour le football à l’âge de neuf ans, de continuer cinquante-sept ans plus tard, comme l’auteur de ces quelques lignes, sachant bien évidemment que la limite extrême à ne pas atteindre était dénoncée, en 1910, dans une revue nommée Football et sports athlétiques :

« Le Supporter. Ne riez pas, vous en connaissez tous au moins un. Le supporter, le vrai, le vulgaire supporter qui crie, qui gueule le long de la touche est une inconsciente victime de la folie du football. Mais c'est en même temps un être bizarre autant que dangereux, d'abord parce qu'il ne supporte rien... contre son club et que le club aura beau faire, jamais il parviendra à se débarrasser de cette pieuvre qu'on nomme supporter. Pourquoi s'est-il voué à l'Union Sportive de X, plutôt qu'au Sporting Club de la même ville, il ne saurait le dire lui-même.(...)

Pendant la partie, il passe à la fois par toutes les angoisses et par les manifestations de joie les plus débordantes. Il est atterré pendant dix minutes et radieux pendant quinze autres. Les buts marqués contre son équipe sont toujours hors-jeu. L'arbitre est un cochon et les juges de touche sont des vendus. Et c'est fourbu, démoli, le visage décomposé qu'il se rend après le match au siège de son club, où il s'affale, plus fatigué que les joueurs eux-mêmes. Là, l'œil terne et brumeux, un ami lui fait bien le récit de ses récentes escapades, mais il ne daigne même pas sourire au passage le plus gai du récit. Mais voilà qu'incidemment l'ami a prononcé le nom de son club. Son œil s'allume, sa main s'énerve, sa bouche, jusqu'alors dédaigneusement close, s'ouvre. Il va parler. Il parle. Et alors, il est magnifique le supporter. Il décrit ses joies, les beautés de son club. Les mots abondent, les métaphores se précipitent, c'est un fleuve d'éloquence qui vous culbute, vous immerge et vous entraîne dans un torrent tumultueux.

N'essayez pas de résister, abandonnez-vous au contraire, car vous êtes sa victime. Il vous tient et ne vous lâchera que quand vous aurez reconnu que son club est le premier, le plus fort et le plus grand de tous les clubs de France. »

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