Globe terrestre, noms de lieux en tibétain, qui aurait été fait par Ram pa rtse, moine à Labrang dans les années 1920, basé sur une peinture murale dans le Temple Hevajra, monastère de Labrang. Ph. Lobsang Yongdan
Une étude menée par le savant tibétain Lobsang Yongdan revisite tout un pan longtemps ignoré d'un texte historique dont le propos révèle à quel point, il y a encore deux siècles, les tibétains entretenaient des échanges et possédaient un savoir d’ordre scientifique en écho avec l’occident. Ses recherches sur la géographie du monde, d'abord publié par un lama en 1830, remettent en question les stéréotypes nombreux qui courent sur le Tibet considéré, entre autre, comme une société isolée, coupée du monde et repliée sur elle.
« Mon travail conteste le point de vue qui veut s’imposer que le Tibet était un lieu clos, recueilli sur le passé et arriéré, demeuré fermé, clos et étanche au reste du monde, et ce jusqu’à l’arrivée des britanniques en 1904 et des chinois en 1950 » Lobsang Yongdan
Au début du 18 em siècle, un lama tibétain s’est rendu depuis le monastère de Drepung - proche de Lhassa, jadis l’un des points phare du Tantrisme Tibétain, et par le nombre de ses moines, plusieurs dizaines de milliers, et par l’intensité et la portée des travaux et réflexions des moines qui y demeuraient ainsi que des très grands maitres qui enseignaient et y méditaient - s'est rendu depuis Drepung jusqu’à Pékin.
Le voyage de plus de 2.000 miles, qui lui prit environ quatre mois, dans des conditions que son haut-rang et sa qualité lui rendirent sinon agréable, au moins confortable, escorte attentionnée et empressée, chaise à porteurs, lui permit de croiser, de rencontrer nombres de voyageurs venus de multiples contrées aux langues et coutumes différentes, et nouvelles pour lui, jamais jusqu’à ces jours entendues. Peut-être, est-ce là, lors de voyage, que s’éveilla la curiosité naturelle de ce jeune lama sur la géographie du monde, sur ses peuples, leurs us et coutumes et leurs caractéristiques.
Personne ne sait pourquoi btsan po mon han écrivit ce texte tibétain remarquable, le Dzam gling rgyas bshad - DGRB -, qui traduit ainsi en mots la Description Détaillée du Monde.
D'abord publié en Mongolie en 1830, le livre est en plusieurs parties qui se répartissent les continents et par sub-divisions les pays. Le chapitre, ou partie, qui décrit le Tibet, et qui occupe moins d'un quart du texte, a été traduit dans les langues européennes, et est devenu l'un des classiques les plus lus du Tibet.
Quant au reste du texte, il ne fut pas très étudié l’ouest.
Les recherches menées par Lobsang Yongdan, doctorant au Département d'anthropologie sociale, fixe désormais l'ensemble du texte de la DGRB dans un contexte plus profondément et minutieusement informé, tant sur ses versants historiques que politiques et anthropologiques.
En particulier, Yongdan démontre, par et au travers de ses travaux, de ce traçage minutieux, à quel point son auteur a interagi avec d'autres penseurs des milieux intellectuels du début du 19ème siècle à Beijing, où se concentraient missions, comptoirs internationaux et diplomates du monde entier.
« En tant que Tibétain, je viens d'un pays qui a été un aimant pour les anthropologues occidentaux qui furent attirés par l'intégrité et l'altérité de sa culture.
Je commençais ma carrière universitaire en tant qu'historien du Tibet mais dans l'étude de la DGRB dans un cadre occidental, j’ai adopté une approche plus anthropologique afin d'examiner le texte à partir des points de vue multiples en termes de systèmes de croyances spirituelles et de l'histoire de la science et des identités aussi bien nationales que culturelles ».
« Je suis moi-même, je représente, moi-même, l’ « autre » parce que je suis le « natif » ou l’ « informateur local » sur et depuis lesquels les anthropologues comptent mener des travaux, des entrevues et pour obtenir des informations. Revenir sur les lieux où je suis né, ai grandi et ai été éduqué n’est pas le mode et le modèle typiques de l'enquête anthropologique classique.
Cependant, je considérais qu’en y allant, qu’ à retourner, ainsi, au Tibet et de mener mes propres enquêtes au monastère de Kumbum, je portais l’ « anthropologie à la maison », je participais à une approche qui apporte une contribution de plus en plus importante.
Historiquement, l'intérêt pour l'DGRB a été inégal. De la fin du 19e siècle, les Européens se sont axés et uniquement concentrés sur la section du texte qui traite du Tibet et y découvre une source d'information utile. Les Tibétains, quant à eux, d'autre part, étaient beaucoup plus intrigués par les sections qui décrivent le monde au-delà et bien au-delà de leurs frontières. »
Yongdan est particulièrement qualifié pour la recherche de la DGRB et de son auteur. Il a grandi à Dobi dans l'Amdo, situé dans le nord-est du Tibet. Il rejoignit un monastère et ce fut là qu'il a d'abord découvert et lu le DGRB. Avec sa parfaite maitrise des langues tibétaines, chinoises et anglaises, et versé dans et, les pratiques, et la littérature du bouddhisme tibétain, Yongdan apporte un point de vue multiculturel à son étude du texte.
« J’ai étudié, la première fois, le travail de Btsan po comme un jeune moine tibétain qui essaie de comprendre l'histoire de son pays et de quelle façon les Tibétains étudiaient la géographie du monde dans les temps anciens ».
« J’ai passé les quatre dernières années à observer et analyser, très en détail, la conceptualisation géographique, la création et les réponses à l'œuvre ».
Seul un succinct entrefilet de détails sont connus au sujet de la biographie de Btsan po. Il est né en 1789, à U lan mu ru dans l'Amdo. Identifié comme une quatrième réincarnation du troisième Btsan po no mon han, Ngag dbang ’phrin las rgya mtsho, il est probablement, et, en toute bonne logique, entré dans le monastère de Gser khog à l’âge de deux ans.
Le quatrième Btsan po no mon ham. Peinture à l'eau, portrait de Zakhar Leont’evsky (1799–1874). The Russian State Library, St Petersburg.
Comme à tout enfant dans un monastère, lui auront été enseignées la logique bouddhiste, la littérature et la cosmologie. A partir de 1808, il a étudié au monastère de Drepung, l'un des plus grands monastères, lieu de résidence de l'Oracle du Dalai-lama, copieusement bombardé et détruit par les chinois... Il est décédé à Pékin en 1839, l'année qui a vu le déclenchement de la première guerre de l'opium entre les Mandchous et les Britanniques.
Autour de 1814, Btsan po s’est rendu à Beijing pour devenir un chef spirituel de l'empereur des Qing. Au cours de son très long séjour à Beijing, Btsan po découvrit, lu et se familiarisa les œuvres des jésuites qui portaient sur la géographie et se lia d'amitié avec les membres de la mission orthodoxe russe à Pékin.
Il a rencontré des universitaires et des diplomates européens, des scientifiques et a débattu avec eux sur les questions de la géographie mondiale et des problèmes géopolitiques. Les descriptions, pays par pays et chapitre par chapitre, témoignent des travaux et rencontres.
Yongdan révèle que Btsan po entreprit, de sa propre volonté, la compilation d'une géographie fort détaillée du monde, en tant qu’intellectuel tibétain en prise avec le savoir occidental et sur un pied d'égalité avec les Européens et d'autres.
À cet égard, sa recherche remet en question la thèse généralement admise, et partagé avec le reste du monde, de la géographie - moyen rationnel ou scientifique pour étudier terres, peuplements et caractéristiques du monde physique - comme une entreprise exclusivement européenne.
« Le discours occidental tend à faire une distinction nette entre la géographie « religieuse » et « scientifique ».
La Géographie compilée avec des motivations religieuses est souvent considérée comme « cosmographie » et dépeinte comme appartenant aux royaumes supraterrestres, avec peu ou prou, ou, pas du tout, de relation avec les caractéristiques géographiques de la terre.
D'autre part, la géographie scientifique est considérée comme rationnelle et globale. Plus important encore, la géographie scientifique a été développée en Europe où ses forces motrices étaient l'exploration et de l'impérialisme ».
Pendant des siècles, le Tibet a été considéré comme l'un des endroits les plus reculés du monde. « Isolé », « mystérieux » et « archaïque-arriéré » sont devenus des standards de descriptions du Tibet historique.
Yongdan suggère que cette image stéréotypée est trompeuse et que les Tibétains, comme leurs homologues européens, étaient intensément curieux du monde, ouverts à lui, et ouverts à la communication des connaissances sur toutes sortes de sujets.
« Mon travail conteste le point de vue que le Tibet était un lieu tourné vers la passé, fermé au reste du monde, avant l'arrivée des Britanniques en 1904 et les Chinois en 1950.
Indépendamment de la participation européenne, les Tibétains ont participé activement à la traduction, l'étude et l’écriture de la connaissance mathématique, cosmologique et géographiques européennes en tibétain ».
« Les descriptions de Btsan po des pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’ Asie centrale suggèrent que ces pays et lieux ne sont pas nouveaux pour lui ou résulteraient de ses rencontres avec les Européens. Plutôt, il traite au moins certains de ces pays comme des lieux que les Tibétains connaissaient depuis siècles ».
L’Afrique apparaît dans la DGRB comme le continent de Ba lang spyod, le continent de l'Ouest dans la cosmologie Bouddhiste.
Btsan po écrit: « Les européens appellent ce continent Libby [Liberia ?] Ou l'Afrique. Le continent est de forme triangulaire et il est énorme. Son nord s’étend à la mer Méditerranée, la pointe sud de continent est près du Mur Acier [Antarctique], s’étend à l'est de l'océan Indien et l'ouest est bordé par la mer. Cela prend huit mois pour le parcourir d'Est en Ouest, et un an de la pointe du sud jusqu’au nord ».
Le riche foisonnement de détails que recèle le DGRB indique que son auteur avait beaucoup lu et ce dans un large éventail de langues. Après avoir donné les noms de près de 80 pays et places européennes, il fournit une description générale du continent:
« Alors que l'été est chaud et qu’il pleut beaucoup, en hiver il y a beaucoup de neige et il fait froid. En raison des quatre saisons différentes, la Terre apparaît de quatre couleurs différentes, blancs, jaune, noir et vert.
Comme je l'ai entendu dire, il ya une variété de céréales dans ce pays, et sa récolte est meilleure qu’en bien d'autres endroits. Il ya un arbre appelé " olive " un ba li, dont le fruit peut être mangé et qui peut être broyé pour le pétrole ».
Btsan po décrit l'Europe comme une terre fertile où toutes sortes d'aliments et de fruits poussent, où les gens vivaient heureux et dans la prospérité.
« Les rois sont respectueux de l'autre, et ils envoient des marchandises à l'autre, donc si il ya une pénurie de matières dans un pays, les autres rois envoient les matériaux à ce pays. Les hommes ne se marient pas jusqu'à l'âge de trente ans, et les femmes jusqu’à l’âge de vingt ans, aucun n'a l'habitude d'avoir plus d'une femme, qu’il s’agisse d’un disciple de Jésus, d’un moine ou nonne, un roi ou ministre, et tous de respecter les femmes ».
Dans le style de l'époque, Btsan po fait de grandes déclarations - surtout dans ses descriptions de personnes : « En général, les chinois sont beaux et en bonne forme. Ils parlent avec des voix douces et sont polis. Bien qu'ils agissent en tant que penseurs profonds et honnêtes, en réalité, ils sont habitués à la ruse et à la lâcheté. Ils éprouvent de la difficulté à faire confiance à d'autres personnes. S’ils font confiance à quelqu'un, ils sont loyaux et stable ».
Les Anglais ne l'impressionnent pas parce que … « par rapport aux autres Européens, ce sont gens fort-mal élevés portés qu’ils sont à aimer boire autant ».
Plus de 20 ans se sont écoulés, depuis que Yongdan, adolescent dans le monastère de Kumbum, dans la partie nord-est du plateau tibétain, lut pour la première fois, le texte de la DGRB.
Il se souvint : « Une nuit, un moine plus âgé a invité un groupe d'entre nous à souper. Au cours d'une conversation sur le Tibet et le monde au-delà, et bien -au-delà, de nos frontières, il nous apprit et nous enseigna à quel point les Tibétains connaissaient le monde bien avant que les Britanniques et les Chinois ne soient arrivés - et que les Tibétains avaient cartographié le monde de la même façon que les Européens l'ont fait dans les temps anciens.
Nous ne croyons pas que nous ayons déjà absorbé le message universel qui veut les Tibétains ne savaient que peu de choses sur ce qui se trouvait au-delà de leurs frontières ".
La trajectoire de Yongdan qui l’a conduit à devenir un savant tibétain a débuté dans les monastères des contreforts de l'Amdo, où il a étudié les langues tibétaines, le bouddhisme et la philosophie, puis en Californie où il a étudié les sciences politiques, et, plus récemment, à l’université de Cambridge, où il a passé les cinq dernières années à étudier et à préparer un DEA et un doctorat en anthropologie sociale.
« Comme Btsan po, j’ai été élevé dans la tradition bouddhiste et, comme lui, j’ai quitté mon pays pour en apprendre davantage sur le monde. Tout au long de mes années d'études à l'ouest, Btsan po et sa géographie du monde sont restés là, présents à la proue de mon esprit. En tant que Tibétain, je voulus toujours savoir comment les Tibétains voyaient les Européens et leurs cultures dans le passé. Mes recherches sur l'DGRB m'ont fourni des réponses et des idées qui ont changé mon point de vue sur l'histoire des rencontres Est-Ouest, et celles entre l'Ouest et le Tibet en particulier ».
« Les gens alphabétisés deviennent illettrés ... Une fois, la langue, le costume, les coutumes et d'autres caractéristiques importantes d'une nationalité ont disparu, puis ... La nationalité elle-même a disparu aussi ... Ce qui revient à dire qu'ils sont transformés en une autre nationalité »
Trad. Pierre Guerrini