Steven Duarte (avatar)

Steven Duarte

Abonné·e de Mediapart

Billet publié dans

Édition

Tribunes

Suivi par 1 abonné

Billet de blog 4 décembre 2025

Steven Duarte (avatar)

Steven Duarte

Enseignant-chercheur, arabisant et spécialiste de l'islam contemporain

Abonné·e de Mediapart

Intrusion "sauvage" de députés RN à l’Université

Steven Duarte, maître de conférences en arabe et islamologie à l'Université Sorbonne Paris Nord réagit à la récente “intrusion sauvage” de trois députés du Rassemblement National au sein de son université.

Steven Duarte (avatar)

Steven Duarte

Enseignant-chercheur, arabisant et spécialiste de l'islam contemporain

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vous avez dit « sauvage » ?

La récente « intrusion sauvage » de trois députés RN au sein de mon université d’exercice – il faut bien appeler les choses par leur nom – l’était sous bien des aspects. Elle le fut à l’égard du respect des procédures légales, dans la mesure où un refus d’accès leur avait été notifié par la présidence mais, visiblement, ils n’ont que faire du respect des lois républicaines qu’ils prétendent sans cesse incarner (taqiyya ?). Oui, je reprends à dessein ce terme arabe souvent manipulé sans science par des obsessionnels de cette religion pour le retourner à l’envoyeur. Cette habitude prise de manier des termes issus de la théologie de l’islam classique entretient une forme d’étrangeté à l’égard de cette tradition religieuse monothéiste et, par ricochet, à l’égard de nos concitoyens de confession musulmane qui s’en réclament. Le procédé est pernicieux a fortiori lorsqu’il émane de ceux qui stigmatisent pourtant cette même langue arabe dans l’espace public. Mais revenons à nos moutons (en arabe : « revenons à l’endroit où le cheval est attaché »).

Cette intrusion fut « sauvage » également à l’égard du personnel et de nos étudiant(e)s car, dans le cas présent, aucune autorisation de filmer n’aura été demandée aux directement concernés. J’ose imaginer si des reporters de Mediapart s’étaient introduits dans un établissement du supérieur en filmant sans autorisation les étudiants et le personnel de l’Université – au hasard – de Paris-Panthéon-Assas, que n’aurait-on pas entendu à leur égard au sein des médias mainstream ? Nos étudiants ne souffrent déjà pas suffisamment d’un marquage social et d’un manque structurel de moyens alloués, il ne manquait plus qu’une campagne de propagande pour davantage les marquer en collant sur leur CV le stigmate « issus d’une université communautariste ». Une pétition[1] émanant des milieux étudiants est en ligne et dénonce à juste titre ces allégations oiseuses.

Enfin, cette intrusion fut également « sauvage » par ce qu’elle était censée découvrir, à savoir le « communautarisme », l’« entrisme » ou d’autres notions à suffixe « -isme » quasi interchangeables et ayant perdu depuis des décennies maintenant toute signification réelle à force d’« à -peu-prisme » ; en voici d’ailleurs une nouvelle à empiler avec les précédentes. 

Islamologie appliquée

Prenons maintenant de la hauteur, laissons nos Bouvard et Pécuchet de l’enquête sur « l’islamogauchisme » patauger dans cette mélasse dont j’ai à plusieurs reprises[2] montré la consistance flasque, tenons-nous à distance également des pseudo rapports[3] non issus de la recherche académique indépendante et souvent relayés par des lobbystes de la politique d’influence des Emirats Arabes Unis ou de leurs concurrents directs du Qatar[4] et posons une vraie question de fond : est-il important et possible d’enseigner le fait religieux de l’islam d’un point de vue scientifique en Seine Saint Denis auprès d’étudiant(e)s croyants musulmans parfois même très traditionalistes ? Après tout c’est la fonction des sciences humaines que de se confronter aux préjugés plutôt que de les conforter en posant des questions paraissant évidentes à certains. La réponse est par conséquent clairement oui.

Après plus de douze années d’enseignement de l’arabe et de l’histoire de l’islam-religion et l’Islam-civilisation auprès d’étudiants de cette université du 93, je pense être le mieux placé pour répondre à cette question[5]. Je ne dis pas que c’est évident mais, après tout, les enseignants-chercheurs ont justement été formés à cela. Tout d’abord, même en tant que spécialiste d’un sujet, il n’est pas possible de se poser dans une position verticale absolue et de délivrer son savoir sans se soucier de la réception, plusieurs semaines nécessitent pour établir une relation fondée sur la considération mutuelle et sur la confiance accordée. Celle-ci se gagne avec le temps, elle n’est pas acquise d’emblée, les étudiants testent l’étendue de notre savoir et ils ressentent spontanément si l’enseignant(e) devant eux maîtrise son sujet ou non.

Ensuite, ils ressentent très fortement le contexte anxiogène et les discours médiatico-politiques mainstream islamophobes récurrents qui pèsent sur eux, leur expliquer que le chercheur ne juge pas les convictions religieuses intimes mais qu’il analyse avec les mêmes outils méthodologiques toutes les traditions religieuses, les libère d’un poids et établit un canal permettant d’exercer notre métier qui consiste à faire penser par soi-même. C’est ainsi qu’au sein de mes cours sur l’islam, j’échange et je débats avec mes étudiants de confession musulmane sur des sujets hautement polémiques tels que : l’historicité du Coran, l’homosexualité, l’imamat féminin, l’égalité successorale, le rapport aux autres religions, la critique des traditions prophétiques (adī-s), l’altérité religieuse interne, etc.

Les étudiants déjà convaincus par leur religion le restent à la fin du semestre mais ils accueillent désormais une pluralité qu’ils n’entrevoyaient pas au départ. Les étudiants non croyants quant à eux, ou parfois hostiles à l’égard de l’islam, saisissent la richesse d’une tradition religieuse trop souvent réduite à l’image caricaturale qui en est faite. Ils restent non croyants à la fin du semestre mais perçoivent la tradition islamique comme ce qu’elle est : une production de sens issue d’une partie de l’humanité, dans ses grandeurs comme dans ses décadences, ni plus ni moins.

Une religion quelle qu’elle soit ne peut se réduire à sa seule branche fondamentaliste et /ou terroriste violente, ce qui est valable pour n’importe quelle religion l’est pour l’islam et aucune en ce monde n’a le monopole du mal ou de la vertu.

Steven DUARTE
Maître de conférences arabe / islamologie
Université Sorbonne Paris Nord

[1] https://www.leslignesbougent.org/petitions/reagir-a-la-stigmatisation-de-luniversite-sorbonne-paris-nord-22549/ futur professionnel

[2] https://theconversation.com/les-impenses-de-la-reforme-de-lislam-155314

[3] https://vigie-laicite.fr/rapport-sur-lislamisme-politique-la-montagne-qui-accouche-dune-souris-qui-redevient-montagne/

[4] https://www.mediapart.fr/journal/france/010323/une-fuite-de-donnees-revele-l-ingerence-des-emirats-en-france

[5] Un essai sur cette expérience d’enseignement de l’islam à l’Université Sorbonne Paris Nord est à paraître prochainement.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.