Personne n’aurait pu laisser entendre qu’Ariane se laisserait embarquée, quelques mois avant d’être nommée professeur stagiaire au lycée Fernand Daguin de Mérignac, dans une affaire aussi sordide que rocambolesque comme en fabrique parfois notre époque. Elle mêle croyances anciennes et applications numériques, le tout sur fond de dérive sectaire dans le monde de la nuit bordelaise. Dans cet engrenage vicieux, on croise des jeunes filles aux jupes courtes un peu perdues, lorsqu’elles ne se font pas entretenir par des garçons aussi riches que machos, des influenceuses rackettées et une seule intellectuelle bobo comme Ariane. Elle a passé les huit derniers mois de sa vie dans une chambre de bonne parisienne à bûcher son agreg, Ariane s’était donnée un été pour chercher un sens à sa vie. Elle n’avait ni la gouaille de Nabilla, ni le sens des affaires de Magali Berdah, mais rêvait cependant à une vie trépidante où le sexe, la fête et la philosophie auraient beaucoup d’importance.
Sa nouvelle vie a officiellement débuté lorsqu’elle a rencontré une coach en développement personnel. Officiant à distance ou dans son cabinet de l’impasse Robert Piquet, à côté du plus grand parc de Bordeaux et de la rue Fontdaudège, la coach en développement personnel se dit capable de réaliser des « travaux occultes » pour aider des personnes un peu paumées à redonner un sens à leur vie sur la base de prières et de produits ésotériques : objets, encens ou poupée vaudoue. Très connue dans l’univers des influenceurs faisant leur business sur Tiktok et Instagram, elle aurait découvert son « don » à l’âge de 5 ans, avant d’être « initiée par un mage africain » aux travaux occultes. D’abord esthéticienne, elle se serait lancée il y a deux ans dans la « magie blanche » et le référencement SEO afin que son nom soit en tête de tous les moteurs de recherche. Très vite, ses clientes, qui étaient dans 99%, des cas des femmes, réalisent que ses pratiques commerciales sont trompeuses et sa publicité mensongère. Parmi les 1% de clientes croyant à ses sornettes, il y eut à partir de l’été 2022 Ariane. Après son année d’agreg éprouvante, elle vivait une phase de rupture importante qu’on pouvait comparer à une dépression sévère. Heureusement, elle ne voyait pas ce burn-out, qu’elle comparait à une rupture. Devenir une fille facile sortant trois fois par semaine en boite après avoir réussi l’agreg de philo du premier coup était une rupture qui supposait la transformation de son corps mais aussi de son rapport à soi. Elle avait changé de garde-robe, de maquillage et de rouge à lèvres. Plus généralement, elle avait rompu avec son ancien mode de vie studieux. Il ne lui appartenait plus.
Le premier rendez-vous
Il était important de préciser que depuis quelques jours, la jeune agrégée passait plusieurs heures par jour sur ce réseau à regarder des « tutos makeup », et que la majorité des filles avec qui elle buvait des coups le soir étaient coiffeuses, esthéticiennes ou vendeuses dans les plus beaux magasins de la rue Sainte-Catherine. Le rendez-vous avec cette coach en développement personnel lui aurait permis de définitivement créer sa nouvelle identité impliquant un autre rapport au monde et aux autres : c’est en cela que sa transformation provoquait une rupture créatrice.
Lors du premier rendez-vous, Ariane fut reçue par une femme aussi vulgaire qu’élégante, portant un décolté plus plongeant que le sien. Elle s’installa, puis présenta les raisons l’ayant amené à consulter la coach en développement personnel.
« Lorsque je préparais l’agreg de philo cette année, j’ai beaucoup étudié Henri Bergson. Dans son œuvre, la notion de création est fondamentale puisqu’elle est la matière même de la vie. En le lisant, je me suis demandé comment sait-on que l’on se situe dans la création et non dans la reproduction de schémas stéréotypés ? Grâce au sentiment de joie. Je me sens heureuse en portant un rouge à lèvres carmin et des décolletés plongeants créant ma nouvelle personnalité. Ce changement dans ma vie me procure la plus grande joie. »
« Stop, l’interrompit la coach en développement personnel, je te coupe tout de suite. Je ne suis pas philosophe. Va voir un psy si tu veux parler de tes petits problèmes existentiels de bourgeoise révoltée, ne souhaitant rester prisonnier de ton moi social figé, et de toute la comédie des apparences lié à ton statut de prof. Je veux bien t’aider à éprouver la joie d’être toi-même, et non plus la fatigue d’être une petite philosophe bien rangée s'abonnant à Télérama. Durant nos séances, je te demanderai d’être curieuse comme une enfant, et de dessiner une multiplicité de personnes virtuelles, très similaires à celle que tu pouvais donner à tes Barbie lorsque tu étais une petite fille ayant beaucoup d’imagination. »
Ariane regarda ses pompes sans savoir quoi dire. Dès son plus jeune âge, elle avait toujours préféré les livres des bibliothèques roses et vertes conseillés par sa mère aux jeux d’imagination que les petites filles aimaient tant.
« Quoi ? Clama la coach en développement personnel au gloss Chanel rose. Tu n’as jamais joué à la Barbie quand tu étais petite ? Bon, ce n’est pas grave. Imagine simplement le futur que tu aimerais vivre. Au fur et à mesure de nos séances, tu jetteras par-dessus bord les nombreuses personnalités que tu pouvais adopter jadis pour devenir la nouvelle Margot Robbie. En attendant, je sais ce qu’il te faut, un bon mec bien musclé ayant fait de la télé-réalité. Retrouve-moi au Calle Ocho ce soir vers 22 heures. »
Se faire aimer, mode d’emploi
Très malléable à cette période de sa vie, Ariane va rapidement nouer une relation de confiance avec la coach en développement personnel. Elle lui présentait des nouveaux mecs tous les soirs. Elle couchait chez tous ces malfrats payant des lofts hors de prix dans le vieux Bordeaux en créant d’étranges business autour de tous les trafics illicites imaginables. La journée, Ariane se met en maillot de bain, et s’installe sur la terrasse d’un des deux appartements de ses parents. Elle passe souvent ses après-midis sur les plages du cap Ferret. Elle reste seule, et lit des thrillers à succès et des romances américaines éditées par Casterman ou Harper Collins. Elle passe également du temps à regarder des stories Instagram, et envoie des nudes aux mecs avec qui elle a couché la veille. Puis, très rapidement, sa relation avec la coach en développement personnel qu’elle voit tous les soirs dans les bars ou en boite de nuit, après avoir repris le TER la ramenant à la gare Bordeaux Saint-Jean, va se transformer en véritable dépendance. Lors d’une première consultation à 80 euros, Ariane se confie sur sa crise existentielle et, en retour, entend des mots qui la rassurent. Suivent d’autres consultations à 80 euros. Puis un rendez-vous à 1 200 euros pour un « retour affectif », en clair des « travaux occultes », pour faire revenir l’être aimé. Pour Ariane la coach est tout à la fois : sa meilleure amie, sa confidente, sa psy, son guide. Puis, quelques jours avant la rentrée des classes, Ariane passe un contrat avec la coach en développement personnel pour des séances de coaching. Sa mère prend vite conscience de l’entourloupe, mais ne lui dit rien. Comme toute bonne prof de philo, elle sait qu’une identité se construit dans le mouvement, le flux des sensations et des états de conscience. Elle sait que le pronom personnel “je” n’est qu’un artifice pour donner de la cohérence à du multiple et à du mouvant.
La mère d’Ariane prend connaissance de la situation
L’idée que sa fille avait une personnalité une, et qu'elle analysait toutes ses relations sociales avec beaucoup de lucidité lui semblait absurde. Cette éminente prof de philosophie politique avait compris en lisant Bergson que la vie sociale posait des étiquettes extrêmement simplistes sur les choses mais aussi sur les individus, ce qui est plus facile à faire quand l’individu se caractérise rapidement. À l’inverse, il y avait quelque chose de beaucoup plus stimulant à ses yeux dans la variabilité, la malléabilité d’une personne comme sa fille. La mère d’Ariane savait que dans la culture occidentale, cette variation avait souvent été assimilée à une forme de folie. Le mouvement était pourtant bien une donnée de la nature, même si la bourgeoisie bordelaise bien-pensante avait tendance à l’oublier.
"Ariane, en tant que fille de la bonne société bordelaise, et de tout ce que son statut de jeune normalienne signifie, a des devoirs et des impératifs. Je ne comprends pas pourquoi tu laisses ta fille se faire anarquer par des escrocs similaires à celui avec lequel elle couche actuellement » affirmait la mère de charlotte, la meilleure amie d’Ariane. à la terrasse du café Utopia, où les deux mères se rendaient souvent le samedi soir afin de voir un film d’auteur.
"-Stop, arrêtes avec tous ces jugements de socialo-bourgeoise mangeant tous les midis des salades de Quinoa à 25 balles. Il faut que tu comprennes qu’Ariane pète un plomb. Elle est fatiguée de persévérer dans cette personnalité de normalienne prof de philo qui devient peu à peu une prison pour elle.
-Mais comment peux-tu dire des choses aussi ignobles sur ta fille ?" Clama la maire de Charlotte, conseillant les meilleurs élus locaux de l’hexagone sur les questions de développement durable. Elle ne reconnaissait plus son amie de 25 ans, tenant des propos sur sa fille qu’elle jugeait affreux.
- La personnalité d’Ariane est une continuité de mouvement, une continuité de changement”, observait sa mère. « Une cassure s’est produite lorsqu’elle a rencontré sa coach en développement personnel. Je lui paye toutes ses séances, cela lui fait du bien. Toutes les obligations liées à son rang social étaient devenues insupportables à ses yeux. Elle se sentait dans l’obligation d’assumer de fausses responsabilités. Elle faisait tout pour garder une continuité psychique, morale, pour se comporter comme une personne issue de la bourgeoisie progressiste. Je l’ai donc laissé faire quand, après avoir brillament réussi l’agreg de philo, elle a commencé à plus sortir, à plus se maquiller, et à mettre des robes plus courtes, tout en regardant les émissions de téléréalité. »
La chute
Très rapidement, Ariane s’est mise à faire vidéos Tiktok grotesques, où il était question de menstruations sur un sucre imbibé ou dans un steak afin d’ensorceler l’un de ses coups d’un soir, une star des réseaux sociaux fréquentant beaucoup une boite de nuit nommée Le Cercle. Ainsi, il y avait une discontinuité dans l’ancienne et l’actuelle vie intérieure d’Ariane. Cette dernière était perçue par sa mère et ses amies comme une forme de contamination de la logique du nouveau monde qu’elle fréquentait, celui des boites de nuit où elle était entourée de filles aussi faciles que superficielles. De ces changements dans sa vie intérieure et sociale découlaient une rupture que ses potes d’agreg avaient tenté de comprendre.
« Comment peux-tu sortir avec un mec aussi teubé ? » Lui avait dit Charlotte, sa meilleure amie. Cette dernière sortait toujours avec des barbus à lunette passant plus de temps dans les cafés littéraires et la bibliothèque Pey-Berland que dans les boites de nuit du Grand Théâtre où l’on payait un Gin-Tonic 15 euros.
- Charlotte, il faudra qu’un jour, tu comprennes qu’une personnalité n’est jamais quelque chose d’unique et figé. C’est un état d’esprit, puis un autre état d’esprit, puis un autre, et ainsi successivement, des idées, des sensations, des jugements structures nos vies. Tous ces états, néanmoins, se maintiennent les uns les autres, se joignent et constituent ce que chacun de nous appelle une personne.
-Peut-être. Mais depuis le début de l’été, ton état d’esprit est tellement différent. Et puis c’est quoi cet horrible gloss rose que tu mets sur tes lèvres ? On dirait que tu te maquilles comme une pute.
Ariane commença à être énervée par les remarques désobligeantes de sa copine l’ayant toujours suivi depuis leur première littéraire au lycée Montaigne jusqu’à l’Agreg de Philo qu’elles avaient eu toutes les deux du premier coup.
- Non, je ne ne suis pas une pouf, Charlotte. Je constate simplement que la vie est un flux continu qui ressemble à une mélodie : un fil directeur autour duquel s’agence beaucoup de personnalité diverses. J’étais fatiguée d’être une fille passant ses nuits à lire Philosophie Magazine et des pavés de 1200 pages sans queue ni tête depuis 7 ans. C’est pour ça que je me suis rapproché d’un mec un peu superficiel que j’ai l’impression d’aimer.
Le compte bancaire d’Ariane
Un matin, vers 11h, la mère d’Ariane reçoit un mail de son banquier expliquant la façon de justifier les multiples et importants virements du compte bancaire de sa fille à celui de sa fille. Le banquier de la famille en profite pour leur indiquer qu’il a alerté Tracfin. Face au changement de comportement de sa fille, et ses difficultés financières, la mère d’Ariane, qui voyait simplement dans cette crise existentielle un passage à vide après une année éprouvante, alerte la justice. Très vite, la coach en développement personnel est placée en garde à vue, ses comptes saisis. Lors de la perquisition de son domicile, un loft de la rue Fontdaudège où elle a également son cabinet, les policiers saisissent beaucoup de cocaine et des dizaines de vidéos d’Ariane prises lors de séances de thérapie. La coach en développement personnel est soupçonnée d’avoir soutiré à Ariane 20000 euros à Ariane en l’espace de deux mois.
Mais en février 2023, nouveau rebondissement, des extraits audio d’Ariane sont révélés sur le Net par Marc , un influenceur bordelais controversé, accro au sport et à la muscu, avec qui Ariane couchait souvent, qui fait l’objet depuis de plusieurs plaintes pour escroquerie et abus de confiance de la part d’autres victimes présumées. On y entend Ariane souhaiter du mal à ses anciennes copines d’Agreg qu’elle compare à « des sales bourgeoises ayant un balai dans le cul. ». La coach d’Ariane réplique sur les réseaux sociaux en se défendant de tout chantage. « Les vidéos de coaching m’ont été volées à travers mon portable par une tierce personne qui s’est fait un malin plaisir de les envoyer à tout son répertoire », justifie-t-elle. Lors du procès et de l’instruction, cette justification ne fut pas acceptée par le tribunal de Bordeaux, qui condamna la coach en développement personnel à une lourde amende.
Conclusion
Cette grande affaire d’escroquerie révèle, en filigrane, que dans le milieu social d’Ariane, les personnalités des jeunes filles sont souvent multiples : la bonne citoyenne progressiste aux valeurs humanistes, la bonne mère faisant lire Le Petit Prince à ses gosses de six ans, la bonne collègue citant Deleuze et Schopenhauer dans un dîner mondain. Et ces identités sont vécues, comme l’a bien dit le sociologue Alain Ehrenberg, sur le mode de la performance : du fait de son rang social, une fille comme Ariane doit être bonne partout. Lors de cet été 2022, elle s'est effondrée sous ces injonctions multiples et toujours plus exigeantes qui l’oppressaient depuis qu’on lui avait prédit un grand avenir dans l’éducation nationale. A Ariane n’avait plus aucun plaisir à une jeune agrégée de philo plus brillante que toutes ses copines. Toute l’année, lorsqu’elle a préparé ses concours, elle avait quotidiennement le sentiment de ne pas être une mère suffisamment elle-même, et n’avait qu’une envie : même sa plus belle robe pour aller boire des verres avec ses copines et se faire enlacer par des Apollon. S’ajoutaient à son sentiment de ne pas être à sa place ce qui était attendu par cette logique de la performance demandée à chaque candidat à l’agrégation. L’accélération du rythme de travail et de la vie, de manière générale, l’augmentation de la masse de tâches à réaliser pour préparer un tel concours en des temps toujours plus restreint ont renforcé son sentiment de fatigue qu’elle a comblé en s’inventant une nouvelle personnalité, une sorte de double, le temps d’un été. Comme le dit si bien Claire Marin, une penseuse influençant Ariane ces derniers temps. « On pourrait donc imaginer que la maturité rime avec l’investissement de différentes personnalités, ou plus exactement de différentes manières d’être. Au lieu d’envisager la vie comme une ligne qui nécessiterait le sacrifice de nombreux embranchements, pourquoi ne pas préférer l’image de l’arbre et des bifurcations possibles ? Une éthique du multiple résoudrait la tension entre le fait de garder une certaine constance, une unité, une fiabilité aux yeux des autres et à mes propres yeux, et l’idée de pouvoir être différentes personnes ou de traverser différentes phases dans une vie. »