Les chemins de la littérature sont obscurs et contournés. Les écrivains ratés, les graphomanes déchainés, les auto-édités rabelaisiens, les critiques par échec, les Jacopo Belbo (relisez votre Pendule de Foucault d’Eco, voilà un personnage de perdant magnifique), les Lovecraft écrivant dans un miteux appartement new-yorkais, les Orwell dans la dèche à Paris et à Londres, les Sophie Divry comptant les yaourts dans le frigo (voir Quand le Diable sortit de la salle de bain) le savent, et ils ont pour ça ma faveur. Initialement on écrit rarement dans le confort, et la nécessité du travail alimentaire rend l’écrivain-e, « écrivaillon du dimanche ». Dans tous les livres que je viens de vous citer, les personnages, malgré leur coté antihéroïque sont de fait, et précisément en raison de la banalité de ce qu’ils affrontent, amenés à prendre une dimension exemplaire et à occuper nos mémoires.
Pourtant, en tant que lecteur, et disons-le en tant qu’écrivaillon du dimanche, le personnage n’est jamais central à mes yeux. Il peut être drôle (Panurge me reste en tête), flamboyant (Ubu), neutre (Winston Smith de 1984), il n’est au fond jamais une personne et toujours un personnage, c'est à dire un médium. L’auto-fiction comme le narrateur omniprésent ne font rien pour transformer cet état de fait. Même l’incarnation théâtrale ou filmique n’y change rien. Un personnage est toujours un personnage - merci à Monsieur de Lapalice.
L’Hercule Poirot de Christie malgré sa faconde, son intelligence, sa gourmandise, son côté machiavélique (voir pervers), en un mot son côté sherlockhomesien, reste accessoire à la réalisation du plaisir de lecture (ou de visionnage, allez voir le génial David Suchet). Ce n’est certainement pas le cas de tous les romans et de tous les personnages. Je reste persuadé que les personnages de nos lectures enfantines et adolescentes imprègnent davantage nos psychés. L’arrivisme total de Julien Sorel ou d’Eugène de Rastignac dévoile à nos yeux quelque chose du monde, et viennent à incarner bien plus que des archétypes – saviez-vous que Balzac s’était inspiré de Thiers pour le personnage de Rastignac ?
Avez-vous remarqué à quel point les personnages féminins font de la figuration dans le début d’énumération que je viens de faire ? J’ai entendu parlé du test d’Alison Bechdel avant de lire Gouine à Suivre. Pour rappel, Bechdel invente à travers son personnage Mo une façon simple d évaluer une œuvre grâce à trois questions :
- Y a-t-il au moins deux personnages féminins portant des noms ?
- Ces deux femmes se parlent-elles mutuellement ?
- Leur conversation porte-t-elle sur un sujet autre qu'un personnage masculin ?
J’écrivais déjà à ce moment et je me rendis compte que rien dans ce j’écrivais ne passait ce texte avec succès. Je me rappelle avoir lu l’Essentiel des Gouines à Suivre – l’œuvre principale de Bechdel où apparait ce test - d’une seule traite en deux jours. Voilà une bande dessinée qui reposent presque entièrement sur les personnages et leurs interactions. Délicat à dire, mais je me suis rarement autant identifié à des personnages – après tout il s’agit d’intellectuelles blanches des classes moyennes-supérieures parfois un peu déclassé, militantes plutôt révolutionnaires. Et quoi de parle-t-on ? De ruptures amoureuses et amicales, de presque rien, de manif, de sexualité, de politiques, d’interrogations philosophiques… bref la vie quoi : une sorte d’anti-Seinfeld. On se reconnait, on s’identifie et on se dit « c’est tout à fait ça »[1].
Voilà les interactions complexes qui rendent la vie aussi tortueuse que la littérature et vice-versa. Puisque je parlais de l’enfance je me rappelle très bien de Buck. Buck est un bâtard, un mélange de Saint-Bernard et de berger écossais[i], il est également le héros de l’Appel de la Forêt de London – l’auteur préféré de Lénine à cause du Talon de Fer. Je m’élève toujours contre l’anthropomorphisme dans les œuvres qui ont des animaux pour personnages, mais il faut bien dire que London le fait avec génie. Comme Flaubert je n’hésite pas depuis mes 7 ans à dire que Buck c’est moi, et je ne changerais pas d’avis, même lorsque je serai parti dans la forêt.
[1] Ce qui rend ce paragraphe délicat, c’est que l’auteur de ses lignes est un homme hétérosexuel, assez conscient, qu’en fait, non ce n’est pas pareil d’être lesbienne, américaine, dans les années 1980 et 1990.
[i] Lassie est un berger écossais, les bergers écossais sont plus connus sous le nom de Colley