Billet de blog 3 novembre 2009

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Claude Lévi-Strauss, l'archéologue de l'esprit humain, est mort

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On vient tout juste d'apprendre que l'ethnologue Claude-Lévi Strauss, l'un des plus grands penseurs du XXe siècle, est mort, mardi 3 novembre, dans sa 101e année.

Agrégé de philosophie en 1931, il demeura trois ans à l'Université de Sao Paulo où il devient ethnologue. Mobilisé en 1939, il fut révoqué du professorat en raison des lois antijuives. Il se réfugie à New York en 1941 et y devient conseiller culturel auprès de l'ambassade de France de 1945 à 1948.

Il publie sa thèse en 1949 sur Les structures élémentaires de la parenté, puis Race et histoire en 1952 pour le compte de l'UNESCO, Tristes tropiques en 1955, Anthropologie structurale en 1958.

Elu professeur au Collège de France en 1959, il publie à partir de 1964 sa série des Mythologiques. Il est élu en 1973 à l'Académie française et publie nombre d'ouvrages sur l'art, la mythologie jusqu'à Histoire de lynx, en 1991. Depuis 2008, son oeuvre est publiée dans "La Pléiade".

Pour une biographie plus complète :

http://www.bibliomonde.com/auteur/claude-levi-strauss-2706.html

Le magazine Sciences Humaines lui rend hommage cette semaine en publiant en accès libre l'intégralité du dossier qui lui avait été consacré à l'occasion de ses 100 ans.

http://www.scienceshumaines.com/edito--pour-une-archeologie-de-l-esprit-humain_fr_22923.html

Divers commentateurs se pencheront dans les jours à venir sur l'homme et son oeuvre. L'histoire sera certainement le parent pauvre de ces analyses comme le faisait déjà remarquer judicieusement Pierre Assouline sur son blog à l'occasion du centenaire de Lévi-Strauss. Il est vrai que les liens entre les historiens et Lévi-Strauss furent complexes. On pourra relire à ce sujet le très long article, en forme de réponse au défi structuraliste, que publia Fernand Braudel dans les Annales ESC : "Histoire et sciences sociales. La longue durée" (1958).

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781?_Prescripts_Search_isPortletOuvrage=false

Extraits de Pierre Assouline ("Claude-Lévi-Strauss, un moraliste", La République des livres, 3 mai 2008 ; http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/05/03/claude-levi-strauss-un-moraliste/) :

Et l’Histoire ? Gageons que ce ne sera pas sous ce rapport-là que sa pensée sera la plus abordée. On peut même avancer sans risque qu’il sera largement ignoré. Il y a plusieurs manières d’appréhender la question. D’abord l’aspect institutionnel. Moins l’Histoire que les historiens. L’amitié le liant à Fernand Braudel remonte à 1935, quand le jeune ethnologue, débarquant dans la toute nouvelle université de Sao Paulo, fut aussitôt mis à l’écart en raison de son hostilité aux idées d’Auguste Comte. Il ne dut de se maintenir qu’au soutien de quelques collègues dont Braudel déjà mandarin. Cet aîné mit son poids dans la balance tout en le traitant un peu de haut. Ils se retrouveront en 1960 lorsque Lévi-Strauss sera élu au Collège de France. Il en conservera le souvenir d’un homme aussi bon, généreux, sensible que dominateur, charmeur et désarçonnant. L’historien était alors président de la Sixième section (sciences économiques et sociales) de l’Ecole pratique des hautes études, l’ethnologue y ayant flotté dans un statut assez flou et inconfortable, élu à la Cinquième (sciences religieuses) mais dirigeant un séminaire sur « La vie religieuse des primitifs » dans la Sixième à la demande de Lucien Febvre… Délices et subtilités d’une vie de chercheur. N’empêche que les historiens se sont longtemps méfiés de Lévi-Strauss car sa pensée leur était un défi. Malgré son article sur « Histoire et ethnologie » (1949) repris neuf ans après en ouverture de Anthropologie structurale appelant déjà à « la solidarité des deux disciplines qui permet de conserver sous les yeux la totalité du parcours ». Jusqu’à la parution en 1971 d’un numéro spécial des Annales consacré à « Histoire et structure » et s’ouvrant sur un texte de l’ethnologue sur le temps du mythe. Cinq ans après, il reprendra son antienne : « L’histoire est là, devant nous, comme quelque chose d’absolu devant quoi il faut s’incliner ». Et puis il y a l’aspect purement intellectuel. Moins les historiens que l’Histoire elle-même. Lors de la cérémonie de remise de l’épée d’académicien à Fernand Braudel en 1985, son ami Lévi-Strauss fut naturellement chargé du discours. Il s’en acquitta astucieusement en louant la longue durée à travers l’inscription de l’Académie française dans le temps. Mais c’est moins la théorie chère à Braudel que la durée des rites, rituels et valeurs dans toute société qu’il se plût à développer. Lévi-Strauss s’est le plus souvent limité à réaffirmer que tout est histoire et qu’il vaut mieux très peu d’histoire que pas d’histoire du tout, ce qui est certes un progrès par rapport à Bronislaw Malinovski et à d’autres qui ne juraient que par le terrain, par sa pratique et son exploration vierges de toute connaissance du passé des populations étudiées. Mais il n’alla pas plus loin. Il lâcha un jour sur le ton de la boutade qu’il en apprendrait bien davantage sur la civilisation grecque en passant une heure avec un contemporain de Platon qu’en lisant tous les travaux des spécialistes d’histoire grecque. Braudel ayant relevé le gant, Lévi-Strauss n’en démordait pas pour autant, assurant vingt ans après dans un livre d’entretiens avec Didier Eribon (De près de loin,1988) qu’un film de cinq minutes tourné dans l’Athènes du Vème siècle changerait du tout au tout la vision répandue par les hellénistes!

En fait, sa conception de l’histoire a toujours suscité des malentendus qu’il n’a pas cessé de rectifier ou de préciser, qu’il s’agisse de sa conception anhistorique du fonctionnement de l’esprit, de sa description de la manière dont les sociétés primitives s’imaginent échapper à l’histoire et dont nos sociétés l’intériorise afin d’en faire un élément de leur conscience morale. N’empêche, combien de fois n’aura-t-on reproché à Claude Lévi-Strauss d’ignorer l’Histoire ! Il a toujours été convaincu que si l’histoire évènementielle et l’ethnologie structuraliste cherchent toutes deux à appréhender la vie sociale, la première travaille sur les manifestations conscientes et le seconde sur les manifestations inconscientes. Avec le temps, les deux disciplines ont évolué, la première en se nourrissant davantage de chiffres et d’idées et la seconde d’anecdotes et d’évènements ; elles se sont rapprochées, chacune conservant jalousement son pré carré mais les deux s’enrichissant réciproquement. Ce qui fait dire à Jérôme Lamy, dans sa notice “Histoire” de l’ Abécédaire Claude Lévi-Strauss(sous la direction de Jean-Philippe Cazier, 200 pages, 23 euros, Editions Sils-Maria) qu’il avait toujours entretenu un rapport puissant avec elle :”La dimension stratégique de ses positionnements ne doit pas être minimisée. Mais il convient de souligner la volonté constante de perfectionner les modèles explicatifs et de dépasser les clivages disciplinaires“. Il suffit de songer à la liberté de ton qui fut la sienne; que l’on se souvienne de la violence dans la charge contenue dans Tristes tropiques, ou du choc culturel produit par Race et histoire.

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