En paraphrasant Maurice Thorez, puisque désormais 1936 appartient aux références de tout le champ politique... il faut savoir arrêter... une réforme.
Non seulement, parce que c'est, déjà, une mauvaise réforme. Et, comme les mauvaises lois, les mauvaises réformes affaiblissent et contrarient les réformes nécessaires. Mais la pause s'impose ensuite et aussi, car c'est une réforme mal préparée, mal conçue et mal expliquée. Réformer l'éducation nationale ne demande-t-il pas, en premier lieu, un zeste de pédagogie ?
Car, personne ne conteste la nécessité impérieuse de réformer le système scolaire et l'administration qui l'encadre. C'est une évidence absolue qui s'impose à tous, sauf peut-être à de "vieux romains et à de jeunes cyclistes ". Dans cette ambition réformatrice, il est nécessaire, évidemment, de réformer, du secondaire au supérieur, l'enseignement de l'histoire et de la géographie. Mais pas sans faire l'effort d'une véritable réflexion sur nos disciplines. Pourquoi est-il impératif dans notre société contemporaine de les enseigner ?
Pourquoi, d'abord, une géographie de l'espace, du territoire, des flux et des réseaux ? La géographie, du secondaire à l'Université, s'efforce de donner l'intelligence, d'une part, du territoire, mais aussi, d'autre part, des territoires. Comprendre l'organisation de l'espace, saisir les logiques qui le structurent, qui l'affectent, c'est pouvoir être un acteur responsable et conscient au sein même de cet espace. C'est être capable de retrouver des permanences, par-delà les latitudes et les hémisphères. C'est être capable de les comprendre, et de vouloir les modifier. C'est donc être citoyen aussi. Le citoyen, même dans un monde mondialisé, est inscrit dans un territoire, dont il doit avoir conscience de l'organisation, des héritages et de ses évolutions. Regardons, a contrario, les phénomènes des banlieues. Les jeunes y cultivent fortement l'appartenance à un territoire précis, et l'organisent, souvent en réaction aux espaces voisins, conscients d'être séparés des territoires proches par le manque de services publics, par l'absence de transports en commun, par l'absence de perspectives. Et de là, viennent aussi la conscience et la colère de se retrouver dans des isolats ou des périphéries délaissées. La crise de la citoyenneté est aussi géographique. La géographie dit aussi l'exclusion, et ce, à toutes les échelles. Certains de nos décideurs ou de nos édiles, auraient ainsi besoin d'un rattrapage en géographie de l'espace, pour en réduire les inégalités et les logiques belligènes. Poursuivre l'enseignement de la géographie, sans s'interdire de l'amender, est aussi une politique qui renforce à terme la citoyenneté.
Pourquoi aussi une histoire ? Cette importance de l'histoire est une singularité française. Nos élites politiques sont férues d'histoire. Beaucoup ont même écrit des ouvrages historiques, et, parfois, de premier plan. Et le personnage choisi, dans le registre si particulier de la biographie, énonce et annonce le modèle dans lequel cette femme ou cet homme s'inscrit. Choisir, qu'on en s'appelle Poperen, Robespierre, n'est pas innocent et inscrit le portrait dans un cadre ouvertement militant. Ecrire sur Henri IV quand on est François Bayrou, évoque comme une communauté d'événements et de destin entre les Français du temps du "bon roi" et ceux d'aujourd'hui. Bon nombre de discours politique sont aussi émaillés de références historiques. Cet usage de l'histoire est l'écho, parfois étouffé, parfois fidèle, de l'enseignement reçu. Histoire et politique sont associées. Au temps court de l'action répond le temps long de l'histoire, qui donne du sens, des perspectives et des points de comparaison. Imagine-t'on entreprendre une action politique sur une terre vierge ou sur une table rase ? La politique se nourrit de l'histoire, elle veut parfois la corriger, mais l'histoire est sa scène, sa sève et sa justification. On peut vouloir le changement, on peut en appeler à la rupture, mais toutes ces actions, y compris les plus révolutionnaires, s'inscrivent dans un passé, dont les citoyens ont plus ou moins conscience. Ils réagissent, d'ailleurs aussi, en fonction de l'histoire, et de la manière dont ils s'en souviennent, et dont ils l'ont apprise... Réduire l'enseignement de l'histoire serait davantage fragiliser le ressenti politique de nos contemporains. L'histoire fait partie de la culture du citoyen français. Et elle est liée intimement à la notion française de la citoyenneté.
Apprendre l'histoire en France, c'est prendre conscience des héritages et des solidarités avec les générations passées. C'est la possibilité de devenir l'élément actif d'un tout qui transcende la simple existence individuelle et qui (re)lie aux autres. L'histoire empêche ainsi une société d'être en poussières, de se constituer juste d'une juxtaposition d'agrégats indépendants. Le problème de l'histoire enseignée dans la cité est donc plus vaste. Quelle société veux-t-on édifier ? Une société individualisée à l'extrême, où les individus seraient livrés à eux-mêmes, se repliant sur des citoyennetés factuelles et factices, voire virtuelles ? L'histoire en classe, c'est le premier partage avec l'autre, celui qui nous a précédés, évidemment, mais aussi le voisin, qui devient ainsi, insensiblement, un peu plus proche. Cette proximité qui s'apprend, révèle, en outre, que cette citoyenneté n'est pas qu'adhésion à un modèle; modèle qui nierait les différences individuelles et étoufferait tout débat. Elle est aussi école de critique et éloge de la divergence. Discuter d'un texte "historique", faire apparaître son caractère partiel et partial, critiquer ce qui se veut Vérité donnée, écouter l'autre, accepter la confrontation et la disparité... sont des compétences fondamentales de et dans notre discipline. Un modèle, même civique, ne vaut que s'il admet la critique, la contestation et le respect de la singularité. La citoyenneté n'est pas qu' une abstraction intellectuelle. Elle se vit, dans le consensus, le choix raisonné ou passionné, la critique et la divergence. C'est la condition sine qua non pour la faire évoluer et la rendre plus juste. Sans histoire, on renoncerait à ce caractère actif de la citoyenneté.
Il faut savoir arrêter une réforme.
Mais il faut savoir aussi y renoncer...