L’ouvrage de Luc van Dongen, «Un purgatoire très discret. La transition « helvétique » d’anciens nazis, fascistes et collaborateurs après 1945» (éditions Perrin, 2008) est issu d’une recherche doctorale richement documentée portant sur une zone grise de l’histoire de la Suisse qui est encore peu éclairée : le vaste processus de « reclassement » des ex-nazis, fascistes et collaborateurs français qui ont bénéficié de l’aide suisse pour leur réinsertion après la Deuxième Guerre mondiale, y compris au service des Alliés.
S’insérant dans la lente évolution du dévoilement du rôle de la Suisse face aux fascismes, en rupture avec la propagande officielle de neutralité et de politique d’« asile tranquille et sûr aux étrangers persécutés pour des raisons religieuses ou politiques » (1), la thèse de Luc van Dongen explore l’autre face de la politique d’accueil helvétique.
Le débat critique sur la politique des autorités suisses à l’égard des réfugiés ne cesse de surprendre. Il a connu plusieurs remous depuis la Deuxième Guerre mondiale (2). La dernière vague de contestations est apparue au cours des années 1990, lorsque des familles de victimes juives ont tenté de demander des comptes à des banques suisses ayant conservé dans leurs coffres des fonds dits en « déshérence » qui n’avaient jamais été restitués à leurs propriétaires ou à leurs descendants depuis la guerre. Sous la pression publique internationale, les autorités helvétiques ont entamé un processus de relecture de ce passé dérangeant et chargé une Commission Indépendante d’Experts Suisse-Seconde Guerre Mondiale, sous la direction du professeur Jean-François Bergier, de réaliser une enquête sur le rôle de la Suisse durant le conflit. Ces débats, qui ont débouché sur la publication de rapports à la fin des années 1990 et en 2001 ont généré un regain d’intérêt pour cette question parmi les chercheurs en histoire suisse. Cette ardeur a pourtant été rapidement freinée par les autorités qui ont décidé, après la diffusion de ses travaux, de fermer l’accès à certaines archives qui avaient été utilisées par la Commission …
L’étude de Luc van Dongen se penche plus particulièrement sur la période qui fait suite à la défaite des puissances de l’Axe. Par un examen de fonds d’archives suisses, italiennes, allemandes, françaises et anglaises, mais aussi en recourant à des témoignages oraux qui mettent l’historien aux prises avec les non-dits de la documentation officielle, elle tente de reconstituer la trajectoire d’anciens acteurs de ces régimes autoritaires qui incarnent le délit de crime contre l’humanité dans l’imaginaire collectif du XXe siècle. Elle présente le cas de cadres italiens, allemands et français qui ont occupé une fonction importante dans le conflit, mais aussi de simples exécutants, militants ou témoins qui ont traversé les hostilités avec une implication à géométrie variable en fonction des circonstances. Ainsi, l’auteur présente à la fois les parcours de requérants célèbres comme Edda Ciano (fille de Mussolini), l’ancien ambassadeur du Duce à Berlin Dino Alfieri, ou l’éditeur Mondadori, d’intellectuels pétainistes comme René Gillouin, formant pour un temps un « Vichy-sur-Léman », mais aussi d’individus de l’ombre comme Rudolf Diels, chef de la Gestapo de 1933 à 1934, du SS Franz Sommer, un nazi auteur de nombreux assassinats, ou de fonctionnaires peu connus (médecins, économistes, journalistes, simples collaborateurs qui fuient les épurations, etc.) comme le rédacteur du Petit Parisien ou de Présent, Lucien Bourguès.
La tâche est ardue puisqu’en matière de politique d’asile, les autorités sont souvent discrètes et ne laissent pas toujours de traces écrites des autorisations d’entrée, voire en transforment la teneur. L’essentiel du corpus de sources, d’origine administrative, ne comble donc pas tous les vides. Il ouvre des pistes à de futures recherches qui complèteraient les portraits lacunaires et enchevêtrés de certains réfugiés.
L’enquête de Luc van Dongen dégage une tendance générale des autorités et des élites helvétiques au pragmatisme. « À côté d’un refuge purement humanitaire et d’un refuge accidentel, nous dit-il, se tramèrent un refuge intéressé et un refuge complaisant, dans lesquels jouèrent les liens sociaux, les relations d’affaires, les dettes du passé, les paris sur le futur et les connivences » (3). Les organisateurs de ce « refuge brun » se sont souvent intéressés au bénéfice que certains ressortissants pouvaient représenter pour l’industrie, le domaine scientifique ou les services secrets d’après-guerre, en leur offrant une réinsertion parfois ascensionnelle en Suisse (y compris, pour certains, avec octroi de la nationalité au terme d’une période d’intégration) ou à l’étranger. Après une période de transition à l’abri des représailles que subissaient leurs homologues lors des « épurations », ils ont retrouvé des postes prestigieux en terre helvétique, chez eux, en Amérique latine ou auprès des « Alliés » eux-mêmes. Cette politique ouverte contraste avec les années précédentes où les frontières helvétiques étaient restées hermétiques à la majorité des requérants persécutés par les régimes voisins. Ainsi, la période de la guerre froide a été un puissant levier de recrutement, notamment pour les Anglais, les Français et les Américains (notamment l’anticommuniste Allen Walsh Dulles, recruteur d’anciens nazis), dans ce réservoir de techniciens, de membres de l’appareil militaire, ou diplomatique, qui reprenaient du service sans être inquiétés pour leur passé peu honorable. Il apparaît dès lors que la Suisse a su saisir certaines opportunités de rendre service à de futurs alliés.
Mais la recherche de Luc van Dongen a également le mérite de mettre en évidence la complexité des situations qui ne peuvent se réduire à une vision trop simplifiée de la « transition helvétique ». D’autres cas ne se sont en effet pas révélés aussi « gagnants », soit parce que leur trajectoire, leur profil ou les circonstances politiques de leur transit étaient moins négociables, soit parce qu’ils ont été trop évidemment démasqués. En définitive, la stratégie des autorités helvétiques s’est rapprochée davantage de la politique du « cas par cas », adaptant parfois des critères d’accueil flous aux impératifs de la conjoncture diplomatique, économique ou en vertu de relations influentes, parfois même d’aide sincère, qui déterminent la possibilité d’un refuge.
Dans un contexte de retour de publications populaires en Suisse basées sur un lissage de son passé (4), le travail de Luc van Dongen mérite d’être salué car il a le courage d’affronter le dissensus contrairement aux ouvrages d’histoire à succès. En contribuant à déconstruire les mythes identitaires qui feraient de la Confédération helvétique un «Sonderfall» au milieu de la tempête, marqué par la neutralité et l’aide humanitaire, Un purgatoire très discret porte un regard minutieux et sans complaisance sur la politique d’accueil des autorités helvétiques qui contredit les multiples mésusages de l’histoire pratiqués par la propagande officielle.
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(1) Citation extraite du rapport d’Edgard Bonjour, Histoire de la Neutralité suisse. Quatre siècles de politique extérieure fédérale, tome VI, chap. 1, La Baconnière, Neuchâtel, 1970, p.9 (rapport rédigé sur commande officielle du Conseil fédéral). En dépit de certains passages critiques, ce rapport enracine dans le mythe de la neutralité helvétique.
(2) Voir la publication en 1953 des documents diplomatiques allemands (Akten zur deutschen Auswärtigen Politik 1918-1945, Serie D, vol V) qui mentionnent l’initiative suisse d’apposer un « J » sur le passeport des juifs allemands et motivent la commande fédérale d’un rapport. Ce dernier, établi par Carl Ludwig est plutôt accablant, La politique pratiquée par la Suisse à l’égard des réfugiés de 1933 à 1955, Berne, 1957. Il est repris par l’écrivain Alfred Häsler en 1967 sous la métaphore « La barque est pleine ». Au cours des années 1970, la polémique est à nouveau soulevée par la thèse critique de l’historien Daniel Bourgeois, Le Troisième Reich et la Suisse, 1933-1941, Neuchâtel, 1974), qui aborde l’étroite relation entre la Suisse et le IIIe Reich, notamment en ce qui concerne le recyclage de l’or nazi.
(3) Luc van Dongen, op.cit., p. 427.
(4) Joëlle Kuntz, L’histoire suisse en un clin d’œil, Genève, éd. Zoé, 2006 et George Andrey, L’histoire de la Suisse pour les nuls, Paris, éd. First, 2007.