Billet de blog 17 mars 2008

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Samuel KUHN

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Bruissements de l'histoire

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La référence, même cavalière, à Barthes n’est certes pas fortuite. La littérature, disait-il, n’est rien d’autre pour la plupart des personnes qu’un souvenir d’enfance, un souvenir scolaire (R.Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p.49). Il en est de même de l’histoire.

Les élèves d’aujourd’hui les plus attentifs retiendront aussi qu’elle peut être l’objet de conflits de paroles sans cesse renouvelés. Et du CM2 à la Terminale, tous, enfants et adolescents, auront été exhortés à se souvenir. Se souvenir de Guy Môquet. Se souvenir d’un des 11.000 enfants français victimes de la Shoah. Face à cette instrumentalisation du passé par le pouvoir politique, les historien(ne)s ont réagi. Pourtant depuis les remous suscités par l’article 4 de la loi Mekachera (février 2005) qui enjoignait aux enseignants de présenter le « rôle positif » de la colonisation, jusqu’aux mises au point nécessaires des relectures hasardeuses du passé chrétien de la France par le président Sarkozy à Latran (20/12/2007), en passant par la colère éprouvée à l’écoute des poncifs les plus éculés du discours de Dakar (26/07/2007), les historiens auraient certainement souhaité qu’on les laisse un peu en paix.

Mais, comme le disait justement François Bédarida, la responsabilité des historiens dans leur travail n’est pas seulement intellectuelle. Elle est aussi sociale et morale. Alors, si le travail des historiens est plus dicté par les enjeux scientifiques que par la demande sociale, et si ce travail repose sur une exigence de vérité, de réalité, l’objectivité (l’honnêteté) à laquelle ils se doivent de tendre ne signifie pas l’indifférence.

Ainsi dans un contexte de concurrence des mémoires, symptomatique du « présentisme » qui guide notre rapport actuel au temps, quelques-uns de ces historiens en ont appelé à un devoir de vigilance. En décembre 2005, dix-neuf d’entre eux décident de porter le fer contre les lois mémorielles (loi Gayssot de 1990, loi de reconnaissance du génocide arménien de 2001, loi Taubira de 2001, loi Mekachera de 2005), dénonçant tout à la fois les usages politiques du passé, l’ingérence du pouvoir parlementaire et les risques de confusion entre le droit et l’histoire. Plus soucieux de faire le distinguo entre ces lois, et entre leur dimension purement symbolique et véritablement normative, d’autres historiens et enseignants se sont réunis dès juin 2005 dans un Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH : http://cvuh.free.fr/).

Et le premier front sur lequel se porte cette vigilance est précisément celui des usages et mésusages du passé. Certes, l’instrumentalisation du passé, comme outil de communication et de légitimation, par le pouvoir politique n’est pas chose nouvelle. Aux historiens de la remettre en perspective et de l’éclairer d’une analyse critique. Aux historiens surtout la charge de démêler l’écheveau de confusions savamment entretenues. Confusions entre la mémoire et l’usage du passé. Confusions surtout entre l’histoire et la mémoire, entre le récit critique, étayé du passé et la présence, évocation de ce passé. Dans l’opinion publique, le terme de mémoire tend même à se substituer à celui d’histoire, à tout envahir jusqu’à tout brouiller, à commencer par l’expression « devoir de mémoire », dévoyée de son sens premier à force d’être utilisée (sur ce point qui a donné lieu à une production pléthorique, on pourra relire en guise d’hygiène critique, la tribune de P.Joutard, « La tyrannie de la mémoire », L’Histoire, n°221, mai 1998, p.98).

L’injonction à la repentance ou à mettre fin à la repentance semblent également procéder d’un rapport symétrique au passé. Comme si nos sociétés, malades de leur passé, devaient effectuer un travail de mémoire comme l’on ferait un travail de deuil afin de se réconcilier avec ses racines. Sans aller jusqu’à dire comme la maman de Marco dans la BD de Manu Larcenet que « les racines c’est bon pour les ficus » (Le combat ordinaire. IV-Planter des clous, Dargaud, 2008), il faut peut-être rappeler que la mémoire, parce qu’elle fonctionne au présent, à tout intérêt à s’articuler à l’histoire, à ses exigences, et qu’une fois historicisées, les mémoires minoritaires ont plus de chance de perdurer. Aux historiens donc de rappeler que sans être opposées, histoire et mémoire fonctionnent sur des niveaux et des registres différents, la première supposant la mise à distance du passé, la seconde étant, selon la belle expression de Joseph Goy « un mélange de vrai, de vécu, d’appris, d’imaginaire » en constante adhérence avec le passé, d’où sa dimension proprement affective et identitaire.

L’histoire, comme vécu et récit de ce vécu, n’est pas l’apanage des seuls historiens. Elle relève même d’enjeux qui concernent l’ensemble des citoyens. Mais à admettre que l’histoire, comme récit critique, c’est d’abord ce que font les historiens, ceux-ci ont pour mission d’élaborer et de transmettre des connaissances rigoureuses sur le passé, fruit d’une analyse critique des sources disponibles, d’une exploitation raisonnée des traces, indices, mais aussi des silences et non-dits. A ce titre, ils répondent à des questions qui ont pour but de mieux comprendre les phénomènes historiques. Comprendre et non pas juger. Comprendre en s’efforçant d’articuler, et non d’instrumentaliser, une histoire critique, intelligible, à la mémoire vivante. Mission d’autant plus difficile que la concurrence dans la production de récits historiques reste très vive, notamment à l’échelle locale où se mêlent érudits, journalistes, associations, producteurs de spectacles historiques. Comme l’a fort bien expliqué Daniel Fabre : « l’histoire a changé de lieux ».

Ce qui est en jeu ici, ce n’est rien d’autre que la légitimité du discours sur le passé. Si l’histoire permet de dire (et de lui faire dire) beaucoup, il n’empêche qu’on ne peut pas tout à fait dire n’importe quoi. Mais en parlant du passé, on parle du présent et donc de soi. Pas étonnant que l’histoire soit l’objet de tels enjeux et de tant de tentatives d’appropriation à des fins partisanes et politiques. Repensons alors pour en finir aux élèves qui observent les coups pleuvoir entre le pouvoir politique actuel et le monde enseignant. Comment peuvent-ils s’approprier quelque connaissance historique, prendre le temps de transformer en savoir ce qui au départ n’est que représentation, imagination rétrospective, dans ce tumulte où le passé est convoqué comme témoin à la barre ? En apprenant d’abord à replacer les discours en contexte, dans leur complexité. En apprenant à se méfier des simplifications et du manichéisme. En apprenant à penser l’histoire. Et non à l’instrumentaliser.

Samuel Kuhn (ATER en histoire contemporaine. Université Grenoble-II)

Sur les liens entre histoire et enseignement, on relira avec profit les analyses de N.Lautier, « L’appropriation de connaissances historiques et politiques par les adolescents », dans L’Histoire et ses fonctions. Une pensée et des pratiques au présent (H.Moniot, M.Serwanski, dir., Paris, L’Harmattan, 2000, p.127-147) et l’ouvrage de C.Bonnafoux, L.de Cock-Pierrepont, B.Falaize, Mémoires et histoire à l’école de la République. Quels enjeux ?, Paris, A.Colin, 2007.

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