Présenté en notre chère Sorbonne le nouvel opus du manuel franco-allemand est désormais disponible. Consacré aux classes de premières en France, il s’affirme, au sein d’une production pléthorique, comme un ouvrage profondément original.
Aussi étrange que cela puisse paraître, ce manuel est déjà un manuel typiquement français. Sa présentation est assurément issue d’une conception , qui nous est familière. Une page est consacrée à la leçon, l’autre, en miroir, propose les documents et un questionnaire. De même, chaque leçon est problématisée, habitude typiquement française, et qui n’est pas aussi répandue chez nos voisins européens, toujours surpris par ce souci de poser d’emblée une question, pour guider la réflexion. On demande, il est vrai, dans notre système secondaire, aux élèves d’épouser les réflexes de l’historien, problématiser, évidemment, mais aussi présenter un document, afin de dégager, rapidement, son intérêt, son caractère partiel, voire partial. Nos auteurs ont aussi décidé de renouer avec une tradition française, aujourd’hui disparue, celle de présenter des débats historiographiques. La rubrique « regards d’historiens » permettra ainsi à un élève de connaître l'état des recherches historiographiques et quelques-uns de ses enjeux. On doit se féliciter du retour d’une telle pratique. L'histoire n'est pas une science désincarnée, elle est écrite par des femmes et des hommes, qui ne sont pas toujours d'accord sur tout et ce sont ces débats qui font avancer les recherches, mais aussi l'enseignement. On peut prendre comme exemple des périodes, qui sont l’objet d’appréciations différentes, voire divergentes, d’historiens, comme le caractère prétendument inéluctable de l’échec de la République de Weimar (pp.248-249) ou comme le rôle d’Hitler (pp.274-275). Ce manuel s’inscrit ainsi dans une tradition bien française. Mais cet ouvrage possède aussi un caractère allemand très prononcé.
De nombreux documents, certes familiers pour les collègues enseignant en classes européennes et Abibac, viennent d’ouvrages et de sites allemands. Ce qui permettra à nos collègues non germanophones de trouver de nouveaux supports. Ensuite, les activités suggérées sont aussi indéniablement allemandes, avec notamment les jeux de rôles et/ou les prises de position demandées à nos élèves. Cela a le mérite de rafraîchir un peu nos pratiques pédagogiques et de sortir de temps à autre du cours magistral. De même le manuel (aussi) destiné aux classes allemandes fait une incursion sur le programme de seconde. L’ouvrage débute, en effet, en 1815 et finit en 1945. Il repousse donc la traditionnelle limite, imposée par nos sacro-saints programmes, de plus de quarante années. Ce braconnage programmatique, imposé de fait par la nature de l’entreprise binationale, s’avère une excellente initiative pédagogique. Car cette incursion a le mérite de bousculer la chronologie et de replacer, dans un temps long, bon nombre de processus majeurs de cette période historique qu’est le beau dix-neuvième siècle. Pensons notamment (et c’est une des ambitions de cette collection) aux mutations qui affectèrent les deux pays. Les défis de la relation entre l’Etat et l’Eglise, de la question sociale, de la démocratisation… sont des défis qui concernèrent aussi bien l’espace allemand que l’espace français. Au Kulturkampf de Bismarck fait écho la séparation de l’Eglise et de l’Etat de la république radicale. Faire prendre conscience à nos élèves, à nos étudiants et à tous ceux qui liront ce manuel, que nos pays, tant de fois adversaires ont connu, in fine, des processus historiques majeurs en même temps, est aussi un moyen de poursuivre le rapprochement franco-allemand, entrepris dès 1945, et de servir la construction européenne, que ce manuel n’oublie pas d’évoquer.
Ce manuel est, en effet, profondément, européen. En cela, il poursuit la volonté ouverte par le premier opus, où 26% du volume était consacré à l’Europe. Ce choix n’est pas qu’imposé par la nature binationale de l’aventure éditoriale, mais aussi par une volonté assumée. Car l’Europe est un concept qui dérange aujourd’hui. Même si l’Europe ne parvient pas à s’imposer comme un véritable et vénérable objet historique, l’Europe a une histoire. Un chapitre de ce manuel l’évoque. Un très bon dossier (pp.363-365) présente, par exemple, le pervertissement de l'idée européenne par les nazis et leurs affidés. Le caractère européen, car binational, est aussi visible dans les « regards croisés », qui dressent une habile synthèse des différences et des similitudes dans les travaux historiques français et allemands. Nos collègues trouveront aussi des concepts issus de l’historiographie allemande, comme guerre d’anéantissement, évoquant la guerre de destruction menée à l’est durant la Seconde Guerre Mondiale. Dans cette perspective qui nous éloigne des soucis franco-français, il convient de signaler la richesse documentaire de l’ouvrage, qui propose des documents internationaux. On trouvera donc des documents « russes », finlandais, néerlandais… Comme les auteurs le soulignent eux-mêmes, ils ont procédé à un profond renouvellement de l’iconographie utilisée.
Ce manuel, comme toute entreprise, suscite le débat. Prenons l'exemple de l'utilisation du concept de « guerre totale » (p. 200) pour désigner la Première Guerre Mondiale. Le titre introductif « vers la guerre totale » laissait pourtant entendre , que cette « guerre totale » n'était pas encore totalement... réalisée dans ce conflit. Cette précaution rhétorique ne survit pas au titre, et est d'ailleurs désamorcée p. 188 avec une des problématiques centrales du chapitre : pourquoi la Première Guerre Mondiale devient-elle une guerre totale ? Le concept est ensuite utilisé tel quel. On eût préféré le concept « conflit en voie de totalisation », qui nous semble plus proche de la réalité historique, car tous les éléments d'une « guerre totale » ne sont pas encore réunis entre 1914 et 1918, notamment la prise des civils pour cible. Il y eut bien sûr des exactions commises sur les populations, et le souvenir dans nos Ardennes n'est pas encore estompé. Il y eut aussi des victimes civiles. Mais le conflit nous a épargné les bombardements massifs des villes et des populations, les tapis de bombes destinés à faire « craquer » les populations, comme ceux de Coventry, ou celui de Dresde en février 1945. Par ailleurs, les historiens allemands ont répugné longtemps, et encore aujourd'hui, me semble-t-il, à user de ce concept, à cause de son utilisation par Goebbels dans un discours à Berlin en février 1943.
En définitive, il s’agit d’un bel objet et d’un ouvrage ambitieux. Ambitieux dans son volume (386 pages), dans son esprit (à la fois très français, bien allemand, et très européen). Ambitieux dans sa volonté de renouveler les approches et les activités pédagogiques. Ambitieux dans son objet (ce beau et ce grand XIX siècle retrouve son unité, charcutée par les actuels programmes scolaires)… Pour toutes ces raisons, ce manuel a sa place dans nos établissements. Souhaitons lui de la trouver !
Yohann Chanoir,
Agrégé d’Histoire, enseignant en classe européenne allemand