1968 : j’ai 23 ans, je travaille comme typographe dans une petite imprimerie à Fécamp, ville de 21 000 habitants. J’exerce la responsabilité de secrétaire local de la CFDT depuis peu.
Le 13 mai, je participe à une formation syndicale au Havre. En fait, nous manifesterons dans les rues du Havre à l’appel des organisations. Ce sera ma première grande manifestation.
Le mouvement de grève s’amplifiant, je décide de faire grève afin d’assumer ma responsabilité. Mes souvenirs les plus marquants : une grande manifestation à Fécamp à laquelle participeront environ 2 000 personnes, et ma première prise de parole devant cette foule ; l’organisation de piquets de grève et de délégations aux portes des entreprises pour entraîner les travailleurs qui ne l’avaient pas encore fait à rejoindre le mouvement. Des travailleurs enthousiastes et convaincus et d’autres plus frileux, avec la peur de perdre leur emploi. Les pressions du patronat local sur les ouvriers, agitant la menace des commandos de dockers ou d’ouvriers de chez Renault du Havre qui allaient venir les empêcher de travailler et casser l’outil de travail. La difficulté pour la CFDT de trouver sa place dans un mouvement noyauté localement par la CGT plus implantée. Les distributions de bons d’alimentation pour les plus démunis, dans les locaux de la CGT. Et malgré tout, l’unité d’action.
Difficulté aussi à faire passer nos idées pour l’autogestion à l’époque. Idée dont on n’entend pas parler aujourd’hui, mais qui pour moi était un élément fort du mouvement : l’appel à l’exercice de la responsabilité de tous dans une société plus juste.
Souvenir également vers la fin du mouvement du vent de panique, après le départ de De Gaulle en Allemagne : l’armée allait reprendre la situation en main, les chars étaient aux portes de la ville. Nos amis du Parti communiste allaient chez les militants pour leur dire qu’il fallait quitter la ville, en quelque sorte prendre le maquis. Des copains syndicalistes brûlant des documents dans le vieux poêle à charbon de l’union locale. La pénurie de carburant avec les difficultés à joindre Le Havre pour avoir des informations sur l’organisation du mouvement, et le week-end de l’ascension avec le retour du général et du carburant presque simultanément…
Pour moi cela a été une période qui marquera ma vie et mon engagement syndical, puis politique au PSU d’abord, au PS ensuite. J’avais acquis la conviction que chacun devait prendre son destin en main individuellement et collectivement pour bâtir un monde meilleur. L’autogestion était pour moi une perspective à atteindre, qui engagerait chaque personne à prendre ses responsabilités. Aujourd’hui encore je milite pour un monde plus juste à travers une association de commerce équitable et reste persuadé qu’il est important de garder des utopies pour que le monde change.