Le texte qui suit constitue la suite du témoignage de Nestor Romero dans le livre Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu (P. 65-67). Il est issu d'un ouvrage (non publié) écrit à la troisième personne et relatant des faits authentiques.
Gris les chariots portant les appareils caparaçonnés de gris, gris les outils et les tables et les murs comme le ciel au-delà des fenêtres rectangulaires, géométriquement alignées, métalliques, hermétiques.
Un gris moite, bruissant cependant de conciliabules étouffés, alors que dans le pays les usines, l’une après l’autre, cessaient toute activité, de sorte que de ces chuchotements indécis avaient jailli intempestivement de brèves interpellations.
Il y en eut alors de ces chuchoteurs qui s’étaient levés, comme n’y tenant plus et avaient parcouru, donnant de la voix, ateliers, laboratoires et bureaux.
Et ils n’en avaient pas cru leurs yeux quand avait commencé entre les bâtiments cet écoulement d’hommes et de femmes, qui s’initia pour ainsi dire subrepticement, en une sorte de recueillement feutré ou plutôt de fuite, les yeux au sol, les mains dans les poches de blouses ou de vestons, puis les groupes, comme des affluents, le grossissant cet écoulement de sorte qu’il s’était animé en un crescendo qui gagnait jusqu’à la porte du réfectoire, dont on ne savait pas qui en avait repoussé les tables et aligné les chaises, et lui, frémit encore à cette évocation comme il en frémissait alors, à l’instant où, debout au fond de la salle, le bassin reposant contre l’arête dure d’une table de formica, les bras croisés sur la poitrine, il observait les délégués syndicaux tenant conciliabule autour d’un microphone qui dressait sa tête oblongue, comme sollicitant des paroles qui hésitaient encore à se déverser.
Vincent tirait sur sa cigarette tenue curieusement de l’extrémité de l’index et du majeur excessivement tendus, raidis plutôt, et le cherchait des yeux, n’accordant qu’une attention médiocre aux propos des militants qui le cernaient. Il accourut bientôt, raide dans son inamovible costume sombre finement rayé et il entendit à nouveau ses questions anxieuses, que faire ? Que dire ? Peu importe, prendre la parole très vite, se rapprocher du totem, de cet objet curieux perché sur sa jambe grêle qui, tout à coup, par le cercle irrégulier qui se formait autour de lui quoiqu’à distance respectable prenait, en effet, une dimension totémique.
Se rapprocher, donc, feignant l’indifférence, presque l’ennui, être prêt à bondir, cependant, au moindre interstice, à la moindre vacillation, car, déjà, les cadres et les chefs de service sont là, regroupés non loin de l’entrée, face à la salle, scrutant, comme prenant note.
Grand, ses gestes sont retenus, ses mains longues et encombrantes, son visage dont la pâleur accentue la concavité des joues, le saillant des pommettes, la profondeur des orbites et la rectitude du nez, a quelque chose d’asiatique.
En complet, il ne porte pas de cravate quoiqu’ingénieur, c’est-à-dire cadre lui aussi mais avant tout militant qui a sacrifié sa carrière à la cause et dont les premiers mots font sourdre du groupe sombre de cadres et contremaîtres, à quelques pas, des bribes ironiques et méprisantes car ces mots sont autant de trahisons que cette hiérarchie ne le lui pardonnera jamais.
L’incident s’était produit alors que Vincent, à son tour se dirigeait vers le totem, blême lui aussi sous sa chevelure très noire rabattue sur le front en une frange raide : l’homme de confortable corpulence, au visage large et plein comme une dénonciation constante de ses excès de table, aux traits cependant encore énergiques, s’était détaché du groupe sombre pour, dédaignant le micro, se porter en avant, porter ostensiblement en avant son estomac proéminent et sa chevelure argentée et ordonnant à son personnel, usant d’un possessif dont l’incongruité en ces circonstances lui avait manifestement échappée, comme lui échappait l’insignifiance du « je vous ordonne de regagner vos ateliers ! » jusqu’à ce que la conscience de son impuissance émerge enfin, affaiblissant son propos à tel point que les derniers mots en étaient peu audibles et qu’il demeura là, bras ballants, puis glissant une main dans la poche de son veston pour l’en tirer aussitôt, renouvelant le geste une fois encore alors que les femmes auxquelles il s’adressait, habiles au maniement du fer à souder et de la brucelles, ces femmes dont il était le chef, assises face à lui, les bras croisés, le regardaient, déconcertantes.
Et lui, alors, en quelques pas rapides avait atteint le micro dont Vincent s’était écarté comme prévoyant l’inéluctable.
Tout en son être s’était soulevé. Son corps, alors qu’il parvenait à proximité du totem dont la magie allait attiser sa jubilation vingt jours durant, son corps avait paru se dissoudre au point d’éprouver une enivrante sensation de légèreté.
Il n’avait regardé qu’à peine la foule dans laquelle il perçut cependant quelques sourires et il s’était mis à parler, dissimulant sa jubilation sous le masque d’une modestie ostensible et sur le ton d’une feinte timidité comme pour souligner et s’excuser de la simplicité du propos, car, avait-il commencé, ce monsieur ne semble pas avoir compris le sens de ce qui vient de se produire, ne semble pas avoir compris qu’en cet instant, ici, il n’est plus de hiérarchie, il n’est plus de chefs (premiers applaudissements), il n’a pas compris que nous réunissant ici, chacun d’entre nous a pris librement une décision, que ce qui vient d’entrer avec nous dans cette salle se nomme démocratie (applaudissements) et que la démocratie vient de pénétrer depuis quelques jours dans des dizaines, des centaines d’entreprises à travers le pays.
Ce monsieur n’a pas compris que si des décisions doivent être prises aujourd’hui, elles ne le seront pas, elles ne le seront plus sur ordre de quelques-uns mais par la volonté de tous (applaudissements nourris) puis, comme apaisé par cette adhésion orgastique de son auditoire, son ton s’était fait professoral : que voulons-nous dire par notre geste, notre présence ici? Tout simplement, monsieur, messieurs les directeurs et messieurs les cadres – il s’était alors tourné vers eux pressentant que cette apostrophe à l’adversaire contribuerait à homogénéiser la foule qui s’était faite, il l’éprouvait physiquement, fort attentive –, nous voulons dire tout simplement qu’il n’est plus possible de continuer à travailler ainsi. Ce que nous voulons, avait-il insisté, comme tous ceux qui depuis quelques jours occupent leur entreprise – et il réalise à mesure qu’il prononce ces mots venus il ne sait comment à ses lèvres, qu’il n’est pas inopportun de prononcer le mot occupation à cet instant –, ce que nous voulons c’est tout simplement mieux vivre !
Puis il avait évoqué successivement les salaires insuffisants, la gestion archaïque, les attitudes méprisantes de la direction (nouveaux applaudissements) avant de s’effacer, trois pas en arrière, sur une courte péroraison énoncée de la voix la plus douce qu’il avait pu se composer mais dans laquelle il avait espéré que l’on décèlerait une pointe d’ironie.
C’est alors que, pour la première fois, l’avait saisi ce léger malaise auquel, sur l’instant, il ne prêta guère attention mais dont il avait perçu, tout de même, qu’il prenait naissance dans cette désarmante sincérité, cette feinte naïveté dont il venait de donner le spectacle et dont il constatait qu’elles captivaient l’auditoire, le rassurant par la simplicité même du propos, par la matérialité des objectifs évoqués, parce que ce propos ignorait, semblait même exclure toute intention, toute velléité de bouleversement des choses de la vie.
Il avait perçu, dès cet instant, celui où il s’était retiré avec cette sorte de timidité et de feinte modestie, que le malaise naissait de la dissimulation de ses véritables intentions par des propos qui, à l’inverse de ceux des étudiants balayant depuis des semaines les rues de leur injonctions révolutionnaires, ne se référaient qu’aux aspects les plus concrets de la vie des femmes et des hommes qui l’écoutaient.
Ce faisant, il avait pris conscience, à l’instant même, mais d’une conscience qui n’avait fait que l’effleurer et le troubler brièvement, que la subversion à laquelle, de toute sa volonté, de tout son idéalisme, il souhaitait mener ces hommes et ces femmes, malgré eux et peut-être même contre eux, cette subversion était tout entière, non dans les mots prononcés et lénifiants mais dans l’acte même d’avoir cessé le travail, ainsi, par un après-midi pluvieux, sans la moindre intention clairement exprimée, hors de toute consigne. Pourquoi ?
Toute son énergie alors, toute son instinctive force de conviction, qu’il méconnaissait lui-même jusqu’alors ou, plutôt, qu’il avait pressentie au cours de ces innombrables réunions de militants qui avaient donné son sens à sa jeunesse, qui s’étaient substituées aux études qu’il n’avait pas poursuivies, qui l’avaient préparé à cela, à ce micro devant lui, à ces paroles jetées avec naturalité, à ces réflexes insoupçonnés qui produisaient le mot juste, l’intonation appropriée, le silence prometteur, toute cette volonté et toute cette énergie n’avaient d’autre but que de mener le mouvement, par tous les moyens, à son paroxysme, de faire de ces hommes et de ces femmes éberlués de leur timide témérité les acteurs du bouleversement espéré, inespéré.
Et c’est pour cela qu’il se faisait comédien, qu’il mentait et se travestissait sans le moindre scrupule, sans le moindre trouble de conscience, conscience, précisément, qu’il était là pour éveiller, conscience à laquelle cette foule attentive devait être élevée afin que se vérifie la pertinence des idées débattues au cours de toutes ces dernières années dans des chambres exiguës, enfumées, chaleureuses.
De là sans doute venait le malaise qui n’avait avec le temps fait que se déployer, de ce qu’il avait alors pressenti ivre de paroles mesurées, de ce sentiment qu’aujourd’hui encore, à quelques pas de la porte de fer noir qu’il observe depuis ce comptoir, il nomme mépris. Mais alors il n’y avait plus pensé car il avait triomphé : l’occupation de l’usine avait été votée.
Et les grévistes étaient rentrés chez eux.