Billet de blog 6 juillet 2018

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«Depuis ce jour-là, je me suis toujours rendue aux manifestations la peur au ventre»

Par Emmanuèle Buffin, 21 ans, étudiante à la Sorbonne, Paris (5e)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pour ma part, j'ai quelques souvenirs assez forts mais difficiles à dater et à mettre en ordre.

Je me souviens de l'émotion des copains qui racontaient les assemblées générales de la FGEL (Fédération générale des étudiants en lettres) auxquels je ne participais pas, ce qui me procurait un mélange de frustration et de soulagement.

Je me souviens de l'effervescence qui a suivi l'incendie des locaux de la FGEL.

Je me souviens de l'arrivée d'Alain Katz rue Jean-Calvin pendant que nous mettions en route la ronéo pour tirer les tracts de la prochaine assemblée générale du groupe de lettres modernes.

Je me souviens que nous nous sommes retrouvés bloqués, en haut du boulevard Saint-Michel, par des CRS sans visage, que Rose-Marie voulait qu'on se procure de l'eau et que j'ai admiré son sens pratique.

Je me souviens avoir vu soulever les grilles aux pieds des arbres pour pouvoir desceller les pavés. J'ai trouvé ça très ingénieux.

Je me souviens m'être retrouvée à faire la chaîne pour passer des pavés sous le nez de CRS impassibles.

Je me souviens que quelqu'un a entonné « l'Internationale » et que toute la chaîne l'a reprise.

Puis les premières bombes lacrymogènes ont été tirées. Je me souviens de cavalcades, en passant par les côtés comme au jeu de l'épervier – l'esquive, ça a toujours été ma stratégie sportive préférée – je suis passée de l'autre côté du barrage de CRS sur le boulevard Saint-Michel.

Drôle de baptême du feu. Rien vu, rien compris. Il ne restait qu'une forte odeur de gaz lacrymogène sur ma cape noire ce qui m'inquiétait un peu : de quoi me faire repérer si je croisais un flic.

Je suis rentrée à pied à Montrouge chez mes parents chez qui je n'habitais plus mais c'est quand même là que j'ai eu envie d'aller. En entendant les nouvelles à la radio, ma mère qui avait deux enfants au dehors avait décidé que ce n'était pas plus utile d'attendre que de se ronger les sangs et elle s'était couchée.

Mon vrai baptême du feu a eu lieu la nuit du 10 au 11 mai, rue Gay-Lussac. Là, j'ai vraiment crevé de trouille. Le bruit des grenades assourdissantes m'affolait. Je me souviens qu'une barricade était tombée, que les CRS ratissaient les manifestants et que nous avons été quelques-un-e-s à nous précipiter dans une porte cochère, que nous avons monté un escalier et que nous nous sommes terrés là, silencieux et terrorisés, plusieurs heures, me semble-t-il.

Je suis rentrée au petit matin défaite chez mon amoureux à la Cité universitaire, qui m'a laissé dormir toute la matinée.

Depuis ce jour-là, je me suis toujours rendue aux manifestations la peur au ventre. Mon talent d'esquive a fait que je n'ai jamais fait le voyage pour Beaujon[1] et ce n'est que le 14 juillet, place de la Bastille que j'ai reçu mes premiers coups de matraques.

En dehors des manifs, tout allait pour le mieux.

Je me souviens avoir descendu le boulevard Saint-Michel sur un petit nuage après une intervention de Daniel Cohn-Bendit rue Soufflot et je me souviens qu'Alain Katz était là.

Je me souviens d'un genre de clodo qu'on disait  « repris de justice » (le terme m'impressionnait beaucoup) et qu'on appelait Popeye.

Je me souviens de Mouna Aguigui, de son vrai nom André Dupont : « La bombe H, plus de taches ! »

Je me souviens des  « commissions » à Censier, où l'on parlait beaucoup. On n'y disait pas que des bêtises, par exemple, on causait privilège culturel, connivence de classe et c'était sympa sauf s'il y avait des gars de l'AJS[2]. Ceux-là, ils se la pétaient, ils méprisaient les filles, ils étaient hâbleurs, méprisants et ils s'écoutaient parler, beuurk !

Je me souviens de la crèche sauvage, j'aimais bien y aller.

Je me souviens qu'aux assemblées générales, c'était presque toujours les mecs qui parlaient alors que la fac était pleine de filles.

Je me souviens de la rue d'Ulm. Avant, je n'y connaissais que la cinémathèque. Là, c'était plutôt théâtral, ça avait l'air intelligent mais je ne comprenais pas grand-chose.

Je me souviens de Brice Lalonde, de sa cicatrice à la joue et de son articulation rapide et pourtant molle.

Je me souviens de la cour de la Sorbonne, des stands, des visites d'ouvriers. Un jour, un cheminot en congé maladie était venu témoigner.

Je me souviens que la Catherine dont les parents habitaient un appartement somptueux dans le haut du boulevard Saint-Michel projetait d'aller faire un bombage sur les murs de la Sorbonne et je trouvais que ce n'était pas bien du tout.

Je me souviens de Paris sans voiture et des marches de la Cité universitaire à Censier de Censier à la Sorbonne, de la Sorbonne à Denfert, de Denfert à la place Saint-Jacques, de la place Saint-Jacques à la rue Jules-Vanzuppe à Ivry.

[1] Ancien hôpital du 8e arrondissement de Paris transformé en dépôt de police.

[2] Alliance des jeunes pour le socialisme, organisation trotskyste.

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